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Paris se souvient de Juan Camilo Sierra

© El País /Colombia

Un adieu de France des plus chaleureux à Juan Camilo Sierra Restrepo, grand gestionnaire culturel colombien qui s’est envolé vers l’Ailleurs, samedi 26 septembre 2020, à Bogotá, à l’âge de cinquante-cinq ans. Il souffrait d’un cancer. Une amie de Colombie nous a transmis la bien triste nouvelle.

Homme de conviction et d’action, Juan Camilo avait passé un an à Paris, en 1994/1995, dans le cadre de la Formation Internationale Culture créée en 1991 par Jack Lang alors Ministre de la Culture et mise en œuvre sous l’égide de la Commission nationale française pour l’Unesco. Il était diplômé de l’école de journalisme de Bogotá, écrivait des articles sur les événements culturels dans divers organes de presse colombiens et était correspondant à Paris du journal El Tiempo. A son retour il avait été commissaire d’expositions et critique d’art, conseiller éditorial en relation avec le Mexique et directeur du Fondo de Cultura Económica à Bogotá, entre 2001 et 2007 et, plus tard, entre 2011 et 2015. Il s’était spécialisé dans le domaine du livre en créant, en 2016, la Feria del Libro/ le Salon du Livre de Cali qu’il développait au fil des ans. Il en avait préparé l’édition virtuelle 2020, programmée entre le 15 et le 25 octobre.

Juan Camilo, 2d à gauche, et la Formation Internationale Culture – Novembre 1994 – Ministère de la Culture, Paris.

Avec quatorze autres responsables culturels de pays et continents différents, Juan Camilo s’était formé à la gestion culturelle à partir de l’observation en France et en Europe du fonctionnement des institutions culturelles, du montage de projets et par les rencontres sur le terrain avec les décideurs politiques et les opérateurs culturels de toutes disciplines. De la politique culturelle de la ville de Lille à la problématique européenne de la ville de Luxembourg, cette année-là ville européenne de toutes les cultures ; de la Cité des Sciences et de l’Industrie où il avait effectué un stage, au Festival d’Avignon où la promotion achevait son parcours d’étude, Juan Camilo se montrait curieux de tout et analysait avec pertinence et talent les expériences rencontrées.

Il avait élaboré et soutenu un mémoire pour l’obtention du DESS Action artistique, Politiques culturelles et Muséologie délivré par l’Université de Bourgogne/Faculté de Droit et de Science politique, intégré dans les apprentissages, sur le thème : La communication culturelle – Une approche de la salle Sciences-Actualités de la Cité des Sciences et de l’Industrie. Daniel Jacobi, professeur en sciences de l’information et de la communication, l’avait accompagné dans son travail.

Homme de partage, Juan Camilo échangeait volontiers son expérience culturelle colombienne avec les collègues de sa promotion. Il avait acquis un véritable savoir-faire international qu’il a mis en pratique tout au long de sa vie professionnelle. A son retour en Colombie il avait travaillé plusieurs années au centre d’art de Banco de la República/Biblioteca Luis Angel Arrango, à Bogotá. Là, avec sa collègue russe de la session précédente, Katia Selezneva-Nikitch, chargée des relations internationales à la Galerie Tretiakov de Moscou, il avait créé de fructueux partenariats et monté deux expositions qui avaient voyagé de Moscou à Bogotá. La première, en 1999 : Pioneros del arte moderno/Arte ruso y soviético, 1900-1930. La seconde, en 2002 : 500 Años de Arte Ruso/Iconos de la Galería Tretyakof de Moscú. Un exploit que de réussir à faire venir en Colombie ce patrimoine russe !

Ouvert et généreux, compétent et inventif, Juan Camilo était directeur du Salon du Livre de Cali/ Feria del Libro de Cali qu’il avait créé en partenariat avec la Mairie de Cali et la Fundación Spiwak, en 2016, et dans laquelle l’Université de Valle del Cauca, était partie prenante. Un vibrant hommage vient de lui être rendu par le Réseau des Salons du Livre de Colombie qu’il avait fondé, la Chambre colombienne du Livre et le Ministère colombien de la Culture. Ses collègues de Colombie, d’Espagne et du Mexique, tous, ont mis en exergue son immense professionnalisme et son éthique, son intelligence vive et sa dynamique, sa générosité et sa bienveillance attentive.

Juan Camilo Sierra, Juan Cam comme certains le nommaient, était une personne et une personnalité fascinante, d’une élégante profondeur et richesse. Par son impressionnant travail et son expérience sédimentée il a beaucoup apporté à l’écosystème, si fragile, qu’est le domaine culturel, et a ouvert de grands espaces pour le livre et pour la culture, tous le reconnaissent. Il avait une vision culturelle et de nombreuses ressources, il avait la foi en ce qu’il faisait. Par son don pour le travail en réseau, il laisse son empreinte, comme au centre culturel Gabriel Garcia Márquez de Bogotá au cœur de La Candelaria où se trouve le siège de la maison d’éditions mexicaine Fonds de Culture Économique qu’il a longtemps fréquentée.

Son sourire communicatif, son enthousiasme, sa discrétion et son attention aux autres vont manquer dans le paysage culturel. De Paris jusqu’à Bogotá et Cali, d’Europe à l’Amérique Latine, nous nous joignons à la tristesse de ses proches, famille, amis et collègues et transmettons toute notre amitié. Précieusement, nous le gardons dans nos mémoires.

« Mais avant d’arriver au vers final, il avait déjà compris qu’il ne sortirait jamais de cette chambre car il était dit que la cité des miroirs (ou des mirages) serait rasée par le vent et bannie de la mémoire des hommes à l’instant où Aureliano Babilonia achèverait de déchiffrer les parchemins, et que tout ce qui y était écrit demeurait depuis toujours et resterait à jamais irrépétible, car aux lignées condamnées à cent ans de solitude, il n’était pas donné sur terre de seconde chance. » (Cent ans de solitude, de Gabriel Garcia Márquez).

Brigitte Rémer, le 15 octobre 2020

Passé Présent

Sarah Moon. “En Roue Libre”, 2001
© Sarah Moon

Installation de Sarah Moon, au musée d’Art moderne de Paris. Directeur Fabrice Hergott – commissaire Fanny Schulmann – assistante de l’exposition Pauline Roches – scénographe Cécile Degos – direction artistique Sarah Moon, assistée de Guillaume Fabiani.

Sarah Moon conduit le visiteur dans son Passé Présent c’est-à-dire hors du temps, comme elle le pose dans une équation au début de l’exposition. « Vous avez dit chronologie ? Je n’ai pas de repères ; mes jalons ne sont ni des jours, ni des mois, ni des années. Ce sont des avant – pendant – après. » Elle est une magnifique conteuse qui met l’enfance au centre de l’image et qui mêle tragédie et poésie, avec virtuosité. L’installation qu’elle propose au musée d’Art moderne de Paris fait dialoguer de nombreuses photographies allant des années 80 à aujourd’hui, les films qu’elle a tournés en mettant ses pas dans ceux des frères Grimm, d’Andersen ou de Perrault, les livres qu’elle a publiés. Elle habite un univers sensible et raffiné.

Après avoir été mannequin dans les années soixante, Sarah Moon choisit d’être photographe de mode et son talent est reconnu internationalement à partir des années quatre-vingts. Elle signe alors les premières campagnes de photographies de mode, pour la marque Cacharel entre autres. « C’est à la fois pour m’approcher et m’échapper de la réalité qu’instinctivement j’ai regardé à travers l’objectif d’un appareil photographique » dit-elle. Elle a profondément modifié le concept de présentation du vêtement et de représentation de la femme, la notion de beauté et de féminité. « Je fais presque toujours la même photo. Une photo de mode, une robe, une femme, ou plutôt une femme, une robe » dit-elle. Sa griffe d’artiste-conceptrice, immédiatement identifiable, puisait dans des références cinématographiques et littéraires, de Murnau à Charles Laughton, marquant un chemin artistique singulier basé sur le noir et blanc, « couleur de l’inconscient et de la mémoire » précise-t-elle. Les imprimés des robes, la position des bras, les mains qui cachent le visage, sont autant de signes particuliers qui la nomment.

A partir des années 80, Sarah Moon se met à travailler le récit par la photographie et par le film. A partir de son premier film, Mississipi One réalisé en 1992, elle entrecroise les recherches entre images fixes et images animées et note : “D’aussi loin que je me souvienne, faire un film a toujours été un désir que je croyais impossible, comme si c’était trop demander, comme si c’était rêver… De tous les projets qui déjà me hantaient, Mississipi a été le premier que j’ai pu réaliser. D’autres ont suivi, ceux que j’appelle home movies – contes, portraits et autres vidéos. Alors tout a changé, y compris dans le travail de commande, la mode, où je me suis débarrassée de l’anecdote pour aller vers l’essentiel… » Sarah Moon se plait à croiser les époques, les architectures, les musiques et taille sa liberté artistique avec certitude et douceur. D’une grande capacité d’invention, elle aime brouiller les pistes : « Il faut pouvoir tout changer, faire l’hiver en été, le soleil en novembre, la nuit en plein jour » explique l’ensorceleuse. Elle obtient le Grand prix national de la photographie en 1995.

En introduction à l’exposition et dans son lien avec la mode, le regard du visiteur suit le mouvement d’une robe, sa transparence, ses plis, le tressage du lamé, dans des images qui souvent cachent le visage, mettant en avant le corps et le vêtement. On y trouve des photographies aux patines floutées, passées, créant l’étrangeté comme Theresa Stewart et Fashion I, pour Issey Miyake (1995), où le mannequin devient mouvement, où les couleurs éteintes de la robe et de ses liserés se retrouvent dans L’Oiseau (1995), plein d’humanité, où La Robe à pois (1996) évoque l’habit du clown blanc. Dans Pour Renate (2007) on aperçoit un visage sur lequel se superpose une pleine lune. K.P. pour Yohji Yamamoto (1998) introduit dans le raffinement d’une pose naturelle sur fond bicolore, et Foudroyé en plein vol (2013), met en scène un oiseau au somptueux plumage, immobilisé à la verticale. Sarah Moon a aussi composé des scènes de travestissements inspirées de bestiaires, moments de théâtre et d’extravagance, comme cet homme au masque animal fièrement assis à côté de l’écriteau Renseignements, du titre de la photo (1981), dans ce qui pourrait être la réception d’un hôtel fin XIXème, une jeune fille en vêtement marin portant un grand chapeau, se tient debout à ses côtés ; ou encore comme ce Chat masqué (1976) portant canne et cache-oeil, déclinant la tasse de café que lui tendent deux élégantes. « Je guette l’imprévisible, j’attends de reconnaitre ce que j’ai oublié… J’invente une histoire qui n’existe pas, je crée un lieu ou j’en efface un autre, je déplace la lumière, je déréalise et j’essaie » dit Sarah Moon parlant de sa démarche de travail. Elle note sur les murs ses pensées et commentaires, sentiments et sensations, ou celles d’autres artistes dans lesquels elle se reconnaît, comme le poète T.S.Eliot ou le peintre Georges Braque. « Définir une chose c’est substituer la définition à la chose » dit ce dernier.

Le parcours de l’exposition s’articule ensuite autour de cinq films montrés dans des boîtes de projection, sorte de petites cabanes rapidement bâties au fond des jardins. Ils s’adossent à des contes populaires liés à l’enfance, Sarah Moon en est la narratrice : « On relie toujours les contes à l’univers enfantin… Quand j’ai commencé à les re-conter, j’ai éliminé tout un folklore de fées, de lutins, les happy-ends, pour m’attacher à la symbolique, à une inquiétude et à une réalité, immédiatement perceptibles… » dit-elle. Elle annonce aussi la couleur par les propos de Franz Kafka, qu’elle rapporte : « Il n’existe que des contes de fées sanglants. Tout conte de fées est issu des profondeurs, du sang et de la peur. »

Et le chemin des peurs et des tragédies enfantines commence ici : Dans Circuss (2002), à l’origine du drame l’Éléphante du cirque Drurova, un numéro raté, le départ de l’écuyère à travers l’étoile lumineuse-point d’entrée du cirque, l’abandon des enfants, la tentative de survie et la quête de nourriture de la petite fille vendant des allumettes et tentant de se réchauffer, la force de ses visions au cours desquelles apparaissent ceux qu’elle aime, sa mort dans la froidure d’une nuit de Noël. Sarah Moon part du conte de Hans Christian Andersen, La Petite fille aux allumettes qu’elle réinterprète dans de sublimes paysages-émotions. Mises en écho, les photographies s’intitulent Black Bird (2005), Le Guépard (2000), 05h05 (1990) rue déserte aux échoppes fermées, Le Marabout (2002), Le Ventriloque (2000) une sorte d’elephant-man, La Funambule (2003) vue de dos concentrée sur son fil, un balancier dans les mains, Cinq (2002) où l’enfant jongleur assis au sol en grand écart facial rattrape avec habileté les balles lancées.

Avec Le Fil rouge (2005) plane ensuite la menace. Le film projeté s’inspire du conte de Charles Perrault, Barbe-bleue. Un homme robuste, en apparence bienveillant, séduit sur les manèges de la fête foraine une jeune fille à qui il promet le mariage. On entre petit à petit dans l’épaisseur des mensonges et dans le drame. De joyeux, le lieu devient sinistre. Dans le conte, l’homme est tué par les frères de la mariée, qui arrivent à temps, Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Chez Sarah Moon, après la transgression et la visite de la chambre de mort, l’homme va au bout de son acte, la réalisatrice le suggère avec habileté. Les photographies commentent le scénario, ou le prolongent : dans 18 juillet (1989) la mélancolie des nénuphars paraît sortie d’un tableau de Claude Monet ; un corps féminin inanimé, est allongé, dont on ne voit que les chaussures et les jambes sous un manteau. Dans Wonderwheel et Drôle de journée pour un mariage (2001) la grande roue est à l’arrêt et l’endroit semble déserté, dans Ailleurs (2018) la demeure hantée est enfouie dans les sous-bois. La Main mise (2004), montre la main de l’ogre posée sur le front de la jeune fille aux mille taches de rousseur et Julie Stouvenel (1989) regarde le visiteur de ses yeux limpides. À travers ce Fil rouge Sarah Moon joue sur le paradoxe entre la fête foraine, signe de gaieté et la brutalité des faits, glaçante. Elle filme magnifiquement les lieux de fête et les charge de drôles de drames.

Le Petit Chaperon Noir (2010), d’après Le Petit Chaperon Rouge de Charles Perrault, troisième escale, se déroule dans un troublant clair-obscur. Une vieille Peugeot 202, noire, datant des années quarante en guise de méchant loup et son discret conducteur. On voit monter l’inquiétude d’une petite fille, et se projeter sur le mur l’ombre d’un véritable loup, comme un clin d’œil. Côté photos, dans Exit (1988), trois oiseaux aux angles aigus prennent leur envol au-dessus de l’enseigne lumineuse d’un bâtiment indiquant la sortie. Avec Il y eut ce dimanche de novembre (1995), et Dans une voiture abandonnée (2001) se joue un drame, Entre les lignes (2018) montre les fils électriques et poteaux métalliques au-dessus desquels se perd un ciel noir. Et cette magnifique photo reprenant un plan du film et le résumant, Il était une fois (1983), petite fille perdue entre décor naturel et photographie sur toile, installation où se fondent fiction et réalité.

 L’Effraie (2004), quatrième halte proposée par Sarah Moon, d’après Le Petit soldat de plomb de Hans Christian Andersen engage une histoire d’amour entre la danseuse sortie du cadre et le petit soldat. Dans une maison quasi-désertée, quelques objets ont été oubliés. Parmi eux un petit soldat de plomb et une toile. Le premier, tombe amoureux du personnage de la seconde qui sort du cadre et s’enfuit, pour le rejoindre. Quand les enfants arrivent, ils ne prennent soin ni du cadre ni du soldat qu’ils décident de détruire dans la gratuité de leur jeu. Les années passent et la danseuse toujours l’attend, ses cheveux devenus gris. L’Effraie, du nom de la maison, qui est aussi le nom d’une chouette au plumage clair, reprend la trame du conte. Autour, les photographies s’intitulent C’est trop beau pour durer (2003) portrait du garçon au chapeau et à la croix d’honneur, Le Rond-point des trois palmiers (1994) sur fond de peinture. L’Appel (2011), comme un visage juvénile taillé dans la pierre, Le Poirier (1992) solitude entre un ciel qui s’étend à l’infini et un morceau de terre.

Où va le blanc… (2013) est l’ultime étape filmée que propose Sarah Moon à partir d’une courte vidéo réalisée en 2015.  « Où va le blanc quand la neige a fondu » demande Shakespeare. On y trouve les photographies : On l’appelait Val et Les bas de coton (1999) ; Palimpseste (2002) et Le marabout au soleil (2002), posé dans une flaque ; ou encore Avec le temps (2001) une mouette vole dans le ciel au-dessus d’un immeuble ressemblant aux grands hôtels des villes de villégiature surplombé d’une horloge, avec, à l’arrière-plan, comme l’ombre d’une cathédrale ; dans Horizon (2002) le ciel mange la photo, au loin une bande de terre, est-ce un phare en son extrémité ? Le geste (2000) a la profondeur d’un tableau plein de mystère et donne accès à l’intérieur d’un crâne. Sarah Moon complète sa démarche en présentant des photographies regroupées sous le titre Still, qui signifie Encore autant qu’il désigne l’Alambic servant à la fabrication des eaux florales et huiles essentielles, ou encore à la distillation des eaux de vie. Elle témoigne ici du plissé de pierre avec La Robe de l’Ange (1999) ou de La Baigneuse V (2000) en costume et bonnet de bain dans un geste de désarroi, montre L’Homme au manteau (2014) la tête enfouie sous un épais tissu, évoque La Noyée (2014) sous un somptueux plissé et l’air étonné, photographie La Femme de pierre (1995) jeune visage recouvert de mousse jusque dans les commissures des lèvres et des yeux.

L’exposition rend aussi hommage à Robert Delpire – écrivain, éditeur, galeriste, publicitaire et commissaire d’expositions qui partagea la vie de Sarah Moon pendant quarante-huit ans -. Il  disait d’elle : « Elle se met à rêver les arbres comme elle a rêvé les hommes, elle prend des chemins qui ne mènent qu’à elle, elle accroche des étoiles dans un ciel de pluie et les champs qu’elle parcourt accueillent un étrange bestiaire. » Les livres qui accompagnent les films et les photographies de Sarah Moon sont en eux-mêmes des oeuvres d’art. « On dit que la photographie c’est la mort, pour moi c’est l’instant retrouvé » ajoute-t-elle. Sarah Moon montre l’évanescent et suggère la mélancolie. Son univers est résolument onirique. « Cela, dire cela, sans savoir quoi » écrit Samuel Beckett.

Dans son œuvre comme à travers l’exposition, Sarah Moon parle d’illusion, qu’elle définit comme « la chimère, cette étrange alchimie entre le désir et le hasard… » Elle filme des lieux à la grâce déchue qu’elle repère méticuleusement, maisons désaffectées, chemins de halage, rails, granges décadentes, murs grattés et écorchés… Elle a ses secrets de fabrication : « J’ai utilisé pendant très longtemps des Polaroïds négatifs pour le repérage. Quand je ne les développais pas tout de suite, des accidents naissaient sur la surface. Ils donnaient l’impression de quelque chose d’encore plus fragile… » Chez elle, tout est signe et symbole, et même si les guirlandes du cirque s’éteignent, elle transporte le visiteur hors du réel et hors du temps, dans la marelle de l’enfance, du ciel à l’enfer. Sa pierre philosophale appelle la vie et la mort, la frontière, l’innocence, l’étrangeté, le décalage, le temps, insaisissable. Sur ses objectifs s’inscrivent la buée, les ombres, les brumes de l’heure du loup, Nostalghia de Tarkovski.

Du 18 septembre 2020 au 10 janvier 2021 – Musée d’Art Moderne de Paris, 11 Avenue du Président Wilson 75116 Paris – tél. 01 53 67 40 00 – www.mam.paris.fr – ouvert du mardi au dimanche, de 10h à 18h, nocturne le jeudi jusqu’à 22h.

Le catalogue, dans une magnifique édition Paris Musées, propose les textes de vingt-cinq artistes et écrivains. (239 pages – 39,90 euro)

Brigitte Rémer, le 28 septembre 2020

Adam Henein, sculpteur : de la matière brute à l’épure, la gravité lyrique de son œuvre

« Silence »  Al-Harraniya – 1968 © BR 2007

Sculpteur égyptien majeur, dessinateur et artiste peintre d’un immense talent, Adam Henein a rejoint l’autre rive, le 22 mai 2020. L’univers magique qu’il a créé autour de lui à partir de l’héritage du passé, construit une œuvre d’une extraordinaire modernité.

Au fil d’une vie artistique accomplie, Adam Henein a inventé des formes et des volumes, décliné la subtilité des couleurs à partir de pigments naturels, cherché matières et matériaux dans les ressources du pays. Il a exposé en Égypte, dans le monde arabe, en Europe, et aux États-Unis, s’est posé à Paris entre 1971 et 1996 et exposé au cours de cette période dans diverses galeries et biennales d’art. Il a toujours été profondément égyptien, puisant dans son pays la matière vive de son inspiration. Il est imprégné des cultures musulmane, juive et chrétienne, dans l’Égypte multiculturelle des années 1930/1940 dans laquelle il a vécu.

Né au Caire le 31 mars 1929, Adam Henein est attiré très tôt par le dessin et les arts appliqués en observant le travail méticuleux de son père dans l’atelier familial d’argenterie et travaux sur métaux, et en se rendant au Musée Égyptien, avec l’école. Là est née sa passion pour la sculpture, l’apprentissage du regard, l’art du détail. Il complète plus tard cette auto-formation à la Faculté des Beaux-Arts du Caire. En 1953, diplôme en poche, il obtient une bourse d’étude pour l’Allemagne et passe un an et demi à Munich. En 1960 c’est à l’Institut Goethe du Caire qu’il présente sa première exposition, composée de dessins à l’encre de Chine et de peintures. On lui reconnaît des influences, dont celle de Paul Klee, mais il se plait à rester en retrait de l’art européen. Son séjour en Nubie, lieu d’architecture et de motifs de décoration spécifiques, de fêtes familiales, inspire son œuvre. En 1963, avec la construction du barrage d’Assouan, la vallée est inondée et il s’installe avec sa femme, Afaf, dans l’Île Éléphantine. Il y réalise de nombreuses sculptures comme Hibou, en 1963, ÂneHomme au poisson – Homme qui boit à la jarre, en 1965, travaille sur la figure du Chat, mythique et sauvage, un bloc blanc en plâtre posé au sol où se croisent les courbes et les aigus. Adam Henein transporte ses sculptures en felouque quand il rentre au Caire, puis repart pour Louxor où il passe deux ans au cœur de la mémoire historique antique et du fastueux patrimoine de la région. L’observation des fresques et peintures tombales de Thèbes, ainsi que les couleurs des champs et des villages le marque à tout jamais. Il y réalise de nombreuses sculptures dont Gentle Breeze (bronze/doré) personnage longiligne et digne, très épuré, portant une longue robe ajustée. En 1966, il participe à une exposition d’art africain, à Dakar, organisée par André Malraux, ministre français des Affaires Culturelles.

Dans le jardin – Al-Harraniya – © BR 2007

La guerre des six jours, en 1967, lui coupe les ailes et il décide de se poser. Il acquiert un terrain à l’extérieur du Caire où son voisin, Ramsès Wissa-Wassef, architecte et artiste, lui construira une maison de terre et son atelier, dans un environnement de nature, à Al-Harraniya. En 1971 il participe à une exposition au Musée Galliera, à Paris, sur le thème Cinquante années d’art égyptien contemporain, et décide de séjourner en France quelque temps. Il y reste vingt-cinq ans, tout en puisant son inspiration dans ce qui forge son identité, le monde arabe. Il y travaille particulièrement la peinture, partant à la découverte de nouveaux supports comme le papier japonais, translucide, et le papyrus dont la technique vient d’être redécouverte. Il expérimente différents formats. La profondeur de ses couleurs faites de pigments naturels et gomme arabique dans l’œuvre peinte sur papyrus, notamment dans les années 1986/87, invite à la méditation. La Pierre Noire, Hommage à Giotto, Hommage à Fra Angelico, The Cloverfield, The Dawning, The Burning bush, Noon day quiet sont de cette veine-là. Le disque, issu de l’idée du disque solaire, devient aussi une de ses sources d’inspiration. Il réalisera plus tard sa série Pain de I à V, travaillant sur ce même concept, Harraniya 2002. Squares, peinture réalisée à Paris en 1981, se compose d’un panneau aux formes géométriques et aux patines savamment élaborées et posées sur un fond gris ardoise. Il réalise aussi des sculptures de petit format, comme en 1983 Celebrity I et II en bronze polychrome, en 1984 Père et ses deux fils ou encore Le jeune élégant, en bronze. Il participe chaque année à la Foire Internationale d’Art Contemporain (FIAC), de 1980 à 1985 et expose dans différents lieux et galeries, en France, en Europe et hors d’Europe.

En 1987, Adam Henein multiplie les allers-retours entre la France et l’Égypte, expose peintures et sculptures à la Galerie Mashrabiya du Caire. Le ministre égyptien de la Culture, Farouk Hosni, lui confie une mission de veille pour la restauration du Sphinx de Gizeh. En avril 1991, il expose ses œuvres à Paris, à l’Institut du Monde Arabe – inauguré quatre ans plus tôt sous la présidence d’Edgar Pisani -. Elles accompagnent celles de Nada Raad et Chaouki Choukini dans l’exposition intitulée Trois sculpteurs. Dans le catalogue qui l’accompagne, Pierre Gaudibert écrit, parlant de ses sculptures : « Le spectateur doit à son tour tourner, contempler, prendre du temps pour pénétrer cet art exigeant et rare, cette œuvre qui s’impose dans le silence et le recueillement. Il faut la mériter ! » En 1992 il participe à la IVème Biennale Internationale du Caire et reçoit la Médaille du Nil pour la sculpture. « Il existe une sorte de relation organique entre moi-même et la sculpture » dit-il. Il rentre définitivement en Égypte et fonde, en 1996, le Symposium international de sculptures d’Assouan, soutenu par le ministère de la Culture et le Gouvernorat d’Assouan, se lance à fond dans le travail du granite et les œuvres monumentales et participe de la transmission aux artistes, égyptiens et internationaux venus échanger leurs visions. Chaque artiste invité crée son oeuvre de granite qui rejoint ensuite un Musée à Ciel Ouvert créé dans le désert où les œuvres dialoguent entre elles. Il obtient la Récompense d’État pour les Arts, en 1998 et le Prix Moubarak, en 2004.

« Le Vaisseau d’Adam »  2003/2004 – Al-Harraniya – 18 janvier 2014/Inauguration du Musée © Nabil Boutros

Entre 2000 et 2004, le sculpteur construit dans son jardin avec l’aide de Mahmoud, son assistant, une sculpture monumentale, Le Vaisseau d’Adam, sorte d’arche de Noé remplie d’animaux – âne, brebis, chats, hibou, oiseaux – figures et ombres du passé comme ce Guerrier. On est entre ciel et terre, sous la lumière. Ses sculptures, à bord de ce vaisseau de la mémoire, sont la synthèse de son travail. Pesanteur et légèreté se confrontent, « l’union des contraires » comme il le dit lui-même.  « La pesanteur du bloc sculpté et l’art de lui conférer un aspect de légèreté… » Dans La trajectoire d’une vie, texte écrit pour le magnifique ouvrage édité sous la direction de Mona Khazindar, chez Skira, en 2006, il dialogue avec la critique d’art Fatma Ismaïl et lui confie : « Le travail créateur, selon moi, est une découverte toujours renouvelée, et s’il me semble que je m’immobilise, alors je m’empresse de larguer les amarres, et je pars. » Ce livre d’art édité en trois versions différentes – en arabe, français et anglais – parle de son parcours et de ses œuvres au moment où il présente, en 2006, une extraordinaire rétrospective de son travail dans un palais mamelouk du Caire récemment restauré, le Palais Taz, dans une scénographie de Salah Maréi, son ami.

« Rencontre »  1990/2007 – Al-Harraniya © BR 2011

En 2007 c’est une exposition d’œuvres blanches, lumineuses, réalisées en plâtre autre matière de prédilection, qui est présentée à la Galerie Ofoq un du Caire. Elles couvrent une cinquantaine d’années à compter de 1953. On y voit, entre autres : Fatma, un magnifique portrait aux traits d’une grande finesse, Le Caire, 1953 ; Un homme qui boit, et Le combattant numéro (1), digne et grave, nu et tenant un bouclier, le buste en trapèze, deux sculptures de l’Ile de Philae, 1964/1965 ; Silence et La liseuse, figures monumentales assises, massives et récurrentes dans l’œuvre du sculpteur, les mains posées sur les genoux pour la première, tenant un livre pour la seconde, Al-Harraniya, 1968/69 ; Chien au museau effilé et au corps d’animal mythique, Al-Harraniya, 1970 ; La mère, bloc d’une grande simplicité, la taille à peine esquissée, un léger déhanchement, la tête bien sur les épaules, Paris, 1972 ; Suspens, un chat aux aguets, prêt au bond, Paris, 1973 ; Oum Kolsoum en majesté dans ses ondulations et dans l’art du détail, un fin quartier de lune en guise de broche, le foulard que la chanteuse tenait toujours à la main, ici noué sur le côté de la robe, comme une décoration, Al-Harraniya, 2003 ; Désir, un oiseau, posé au sol, oiseau-symbole bec grand-ouvert, crieur, Al-Harraniya, 2006.  Quand il compare le plâtre à d’autres matières, plus précieuses comme le bois, le bronze ou le marbre, Adam Henein dit à Soheir Fahmi, lors d’un entretien pour Al-Ahram Hebdo (12/18 décembre 2007) : « Je voudrais que la force de la sculpture vienne de ses profondeurs et non de l’extérieur avec toutes ses fioritures… Le plâtre a la simplicité de la pureté et du recueillement…. Une neutralité qui fait face et laisse passer la lumière… C’est une matière plus chaleureuse qui ne met aucune barrière avec son interlocuteur. »

Cette même année, en avril 2007, Adam Henein avait accepté, par gentillesse, d’exposer au Centre Culturel Français d’Alexandrie – aujourd’hui Institut Français – où j’oeuvrais ; une première, une grande fierté. Son bronze majestueux de La Liseuse, emblématique de l’œuvre, était posée au centre de cette belle villa qu’occupait le CCFA, rue Nabi Daniel. Autour de l’imposante sculpture, sur les murs, des Peintures et Fusains réalisés entre 2005 et 2007. La complémentarité entre sculpture et peinture était évidente. Son œuvre picturale, aussi féconde que l’œuvre sculptée, s’est développée au fil des années. Pour ne citer que quelques-unes des toiles, retenons cette série de têtes, réalisée en 2009 à Harraniya dont on ne devine que les formes d’un visage caché sous des pigments gris. L’une, Star, est comme cagoulée, entourée d’une corde qui interdit la parole, une étoile à la place du cerveau, sur un fond brun-fauve ; une autre, Masque blanc sur fond ocre, souligne d’une touche de violet profond le contour d’un visage bâillonné ; deux autres toiles, Untitled, deux têtes dont la première travaille sur une déclinaison des pigments et un granité de tons clairs, la seconde s’apparente à une radiographie et semble dessiner l’intérieur du crâne, avec des blancs contrastés sur fond noir et une pointe d’humour par les trois formes géométrique, l’œil en triangle, l’oreille en cercle, la carotide en étoile.

Inauguration du Musée Adam Henein – Al Harraniya – 18 janvier 2014 © Nabil Boutros

Adam Henein a consacré les dix dernières années de sa vie au classement méthodique et à l’élaboration de la transmission de son œuvre, une sorte d’inventaire. Il a créé une Fondation puis érigé un musée dans son jardin. Ce musée a remplacé son ancienne maison de terre, il en a pensé les plans avec Salah Maréi en fonction des volumes de ses sculptures. Puis il l’a fait construire, véritable écrin pour son œuvre. Soixante années de son travail artistique sont présentées sur trois niveaux, avec puits de lumière et multitude d’angles et reliefs pour que chaque œuvre prenne toute sa dimension, et vive. Tous les espaces sont habités jusqu’aux moindres petites failles, murets, pans de murs, reliefs. De nombreux dessins et peintures se fondent dans les sculptures comme en miroir. Inauguré en 2014, le lieu est magique, habité de ses pensées artistiques et réalisations poétiques, excentriques, nostalgiques. « Avec le temps on n’a plus besoin d’un sujet, on va vers la sculpture immédiatement » disait-il.

Dans l’atelier – Al-Harraniya © BR 2007

Admirateur entre autres du sculpteur Mahmoud Mokhtar, son compatriote, l’abstraction géométrique et l’équilibre des formes, ses territoires de pensée, espaces et volumes, le rythme de ses sculptures – en ardoise, plâtre, bronze, granite, basalte, métal, calcaire, argile – leur élégance, définit sa cosmogonie. Adam Henein a l’art des contrastes, entre puissance et harmonie, matière brute, épure et raffinement, verticalité et horizontalité. Ses peintures et dessins sur papyrus, chargés de symboles et couleurs pastel relèvent d’une expérience presque mystique. Ses patines – brun, ocre et terre de Sienne – appellent le sol et les villages d’Égypte, la couleur des sables et de sa maison en pisé.

Dans l’atelier – Al-Harraniya © BR 2007

Dans son oeuvre, les temps se superposent en une quête d’absolu où se mêlent passion, pureté des lignes, beauté. Sa sculpture croise parfois l’art des Cyclades, dans la simplicité et la sérénité, dans l’éternité et le mystère. Il y a quelque chose d’immuable dans son art qui explore le signe et le symbole. Ses thèmes sont récurrents. Sa maison-atelier-jardin à Harraniya avec vue au loin sur les Pyramides, trésor où s’entremêlent esquisses, œuvres achevées, projets, outils pour soulever les blocs et strates de vie superposées est devenue musée, mémoire vive d’une œuvre savante, sacrée, en même temps que d’une grande simplicité et densité. « La Beauté » de Baudelaire me vient à l’esprit en regardant son œuvre, dans l’amplitude du mouvement, avec les mots pour l’un, la matière minérale pour l’autre : « Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris ; J’unis un coeur de neige à la blancheur des cygnes ; Je hais le mouvement qui déplace les lignes, Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris. » Comme l’oiseau posé sur le toit de sa maison, mouette ou hirondelle, Adam Henein a pris son envol, dans sa quête d’éternité.

Brigitte Rémer, le 10 juin 2020

Cet article a été écrit à partir des textes et iconographie issus des documents suivants : Catalogue Henein de ASB Gallery, Montreux (1988), article de Michaël Gibson – Catalogue de l’Institut du Monde Arabe/Musée/Unité Art Contemporain, Paris, Trois sculpteurs contemporains, (1991), article de Pierre Gaudibert – Adam Henein, sous la direction de Mona Khazindar, édition Al-Mansouria/Skira, (2005) – Adam Henein, catalogue de la Galerie Ofoq un et du ministère égyptien de la Culture/secteur des arts plastiques (2007), directeur de la galerie Ihab Al-Labbane – Catalogues du Symposium international de sculptures d’Assouan, (2009 à 2015) – Adam Henein Museum, a life of creativity, sous la direction de Karim Francis (2014), et Journal Al-Ahram Hebdo, deux articles de Soheir Fahmi, (8/14 mars 2006 et 12/18 décembre 2007).

Offerts par Adam Henein au fil de nos rencontres entre 2004 et 2008, époque où j’étais directrice adjointe du Centre Culturel Français d’Alexandrie/Institut Français, puis lors de mes passages à Al-Harraniya, en 2011 et 2018, ces documents portent sa signature et les couleurs de la terre d’Égypte, son histoire de vie et sa philosophie dans la traversée du XXème siècle et le début du XXIème, ses recherches et passions pour les formes, volumes et matériaux peints et sculptés. Un homme simple. Un immense artiste. Merci Adam !

Adam Henein et Brigitte Rémer au Palais Taz – Le Caire, ©  Nabil Boutros 2006

Musée à ciel ouvert – Assouan ©  BR 2007

« Oiseau »  –  Al-Harraniya @ BR 2007

Et tu oses parler de solitude

Photo de couverture © DR

Texte Élie Guillou – préface Yvon Le Men – éditions La Passe du vent.

Elles et ils s’appellent Marguerite, Pascal, Jacques, Fatima, Émilie, Aymane, Karim, Roxane, Madame Chantal, Mbiwi. Élie Guillou les rencontre, ainsi que beaucoup d’autres, au cours de ses errances dans le quartier de Maurepas, situé au nord de la ville de Rennes où il est en résidence d’auteur pendant quelques mois, en 2017. Pour et avec chacun il pose un geste d’écriture et sur chacun un regard, scrute, apprivoise, réagit et questionne. Il rapporte une cinquantaine de coups de crayon, qui forment le tableau. « Et tu oses parler de solitude » son premier ouvrage, petits bouts d’histoires de vie sans paillettes, est d’une grande intensité.

Écrivain, conteur et chanteur, l’auteur a le goût du voyage et de l’écriture. Né à Rennes c’est dans la chanson qu’il débute un parcours artistique avec la parution de deux albums liés à son expérience personnelle, Paris-Brest et Chanteur public. Entre 2012 et 2016, il se rend en Irak, Turquie et Syrie à diverses reprises et s’intéresse au peuple Kurde. Il en tire un récit, métaphorique et poétique, « Sur mes yeux », qu’il conte sur scène (cf. notre article du 21 janvier 2018).

Maurepas est aussi exotique que le Moyen-Orient. Ici, comme là-bas, il fait des rencontres. De cité d’urgence dans les années 50, zone à urbaniser en priorité en 60/70, promesses de la politique de la ville dans les années 80, de ZUP à ZAC- zones d’aménagement concerté, quartier sensible aujourd’hui, il rapporte ce que « ceux qui travaillent et n’ont jamais fait naufrage… ne peuvent deviner. » Dans la hiérarchie des valeurs sociales on est à la lisière de la partition, de l’indicible, de l’effacement, de la honte.

De l’impasse de la Marbaudais au boulevard Emmanuel Mounier, du parking du Gast à l’Allée de Maurepas, de l’église Saint-Jean-Marie-de-Vianney au centre commercial du Gast, du Pôle associatif à l’Étal convivial, de la Gare de Rennes au local Saint-Exupéry, de la mairie de quartier au parc des Gayeulles, de la maison de retraite du Gast à la Tour Europe, du café Ty-Cœur au gymnase Robert Launay, du marché du Gast au cimetière de l’Est, d’observation en rendez-vous la topographie des lieux guide les rencontres. Elie Guillou en rapporte des impressions au soleil levant, des interrogations, il donne, par son langage d’images, beaucoup de petites touches dans une vaste déclinaison de gris : solitude, chômage, abandon, désertion, perte et perdition, tous les reliefs y sont. Grand-peur et misères de la vie… Il se remet en question, posant la question du sens de sa démarche.

Rudes et sans concessions les récits s’entrecoupent parfois de didascalies quand l’auteur se pose, énonce ses doutes, tente de se reconstituer, hanté par les récits ou les silences de la journée. Jacky : « Je te dirai rien, désolé. Ma misère n’est pas à vendre. » Loïc : « J’ai pas le temps de vous parler, voyez mon assistante sociale » ou encore Mireille : « Et pourquoi votre regard vaudrait-il plus que le nôtre ? » Il est question de survie et de désespoir, du vivre côte à côte non pas du vivre ensemble, des voisins, des dealers, de la prière du vendredi, du chômeur « face à l’infini du temps » et de ceux qui tentent de l’épauler, professionnels ou non ; de celui qui disparaît sans bruit ; de Jacques qui, de son cabinet photographique planté au milieu du centre commercial, « quelques mètres carrés entre la laverie automatique et la boucherie, » offrait avec tendresse à ceux qui passaient par là, un café et leur image, preuve tangible qu’ils existaient.

Ce crayonné de Maurepas écrit par Elie Guillou de son encre sympathique « dans cette partie du monde où les parcs ont des noms de mensonge : jardin du petit prince, jardin  arc-en-ciel, jardin du bonheur… » apporte justesse et vibrations, les siennes mêlées à celles des habitants du quartier qui lui ont fait confiance et ont bien voulu partager un moment avec lui, avec nous.

Brigitte Rémer, le 20 avril 2020

 Et tu oses parler de solitude d’Élie Guillou – préface Yvon Le Men – éditions La Passe du vent, 2019 – 179 pages (15 euros) – site : www.la passeduvent.com

 

Médée sur la scène mondiale aujourd’hui

IIlustration Jean-Marc Quillet

Troisième ouvrage d’une série consacrée au spectacle vivant à travers le monde, conçue par le Centre International de Réflexion et de Recherche sur les Arts du Spectacle / CIRRAS, sous la direction de Françoise Quillet.

Fondé en 2014 par Françoise Quillet, qui depuis le dirige et l’anime, le CIRRAS fédère réflexions et analyses de chercheurs et de praticiens du spectacle vivant issus de tous les continents. Maître de conférences HDR en Arts du Spectacle de l’Université de Franche-Comté, elle est chercheur associé à la Maison des Sciences de l’Homme et de l’Environnement Ledoux de cette Université. Elle est aussi chercheur associé à LangArts/équipe de recherche sur les Langages Artistiques Asie-Occident et a effectué de nombreuses recherches sur les théâtres d’Asie.

Nés de la confrontation des expériences et des regards sur la scène théâtrale internationale, le CIRRAS a publié un premier ouvrage en 2015, La Scène mondiale aujourd’hui, des formes en mouvement, suivi d’un second un an plus tard, Des Formations pour la scène mondiale aujourd’hui. Dernière-née des publications, Médée sur la scène mondiale aujourd’hui – Un mythe en mouvement est sorti en 2019, à partir des contributions d’une quinzaine d’artistes et/ou de chercheurs*. Le classement des articles se fait par continents et pays relevant des différents continents.

Au-delà de la mythologie liée aux Argonautes et à leur quête de la Toison d’or et à partir du texte-source d’Euripide, Médée met en mouvement une multiplicité de thèmes qu’on peut qualifier de très contemporains : le statut de la femme, son rapport à l’homme et à la maternité, la question de l’exil et le fait de se sentir étranger, les formes du racisme, l’intolérance, le pouvoir… Chaque contributeur donne son point de vue à partir du spectacle qu’il a vu, travaillé, interprété, analysé.

L’ouvrage n’a rien d’exhaustif mais il est passionnant car il traverse le temps à travers des expressions artistiques, politiques et esthétiques toujours en mouvement. Il interroge les géographies et les sociétés desquelles sont issues les différentes lectures scéniques des metteurs en scène et de leurs équipes. L’observation de leurs styles et langages s’écrit ici au fil des pages.

Brigitte Rémer, le 15 avril 2020

*Contributeurs – Magdalena Bournot, Peter Brown, Arman Godel, Yassaman Khajehi, Érica Letailleur, Chan-Yueh Liu, Brigitte Prost, Françoise Quillet, Paola Ranzini, Brigitte Rémer, Catherine Rihoit, Rafaël Ruiz Alvarez, Ling-Ling Sheu, Giuseppe Sofo, Lydie Toran, Charitini Tsikoura.

 Médée sur la scène mondiale aujourd’hui – Un mythe en mouvement. Sous la direction de Françoise Quillet – éditions de L’Harmattan, 2019 – 274 pages (29 euros) – site :  www.cirras-net.com – email : cirras2014@gmail.com

Les théâtres documentaires

Ouvrage dirigé par Erica Magris et Béatrice Picon-Vallin – Édition Deuxième Époque.

Cette enquête sur Les Théâtres documentaires représente une impressionnante somme de travail à travers le double regard des chercheuses Erica Magris et Béatrice Picon-Vallin qui ont fédéré autour d’elles une vingtaine de contributeurs, et mis en miroir les textes de six personnalités*. L’ouvrage s’inscrit dans un long processus au cours duquel elles ont réalisé des études de terrain, en France et à l’étranger, travaillé sur les archives et analysé de nombreux spectacles auxquels elles ont assisté.

Le point de départ de l’ouvrage – faisant suite à l’avant-propos, et à une longue préface de Béatrice Picon-Vallin – est un manuscrit de l’historien Jacques Legoff, Document/Monument, dans lequel il définit le document comme étant soumis au choix de l’historien, alors que le monument s’inscrit dans le droit fil de l’héritage du passé. Et il précise que la vérité est à construire : « Il n’y a pas, à la limite, de document-vérité. Tout document est mensonge. Il appartient à l’historien de ne pas être le grand naïf. » Suit un texte de Marc Bloch sur la quête d’authenticité et les paradoxes du métier d’historien : « Car les textes ou les documents archéologiques, fût-ce les plus clairs en apparence, ne parlent que lorsqu’on sait les interroger. » La difficulté de définir le théâtre documentaire n’est pas nouvelle, les formes théâtrales relevant de ce concept sont protéiformes, de même que les cinémas documentaires qui émergent dès 1915, ou le web-documentaire d’aujourd’hui, deux médias évoqués respectivement par Martin Goutte et Laurence Allard.

Erica Magris et Béatrice Picon-Vallin placent leurs recherches dans le fil historique du début du XXème. Ainsi Gerald Stieg fait référence au travail de Karl Kraus (1874-1936) dans Les derniers jours de l’humanité, tragédie publiée en 1919 à Vienne, qui met en exergue son art de la citation et l’utilisation de la photographie, au titre de commentaire satirique ; des extraits du Théâtre politique dErwin Piscator (1893-1966) sont présentés, dans lesquels le metteur en scène évoque la notion de drame documentaire. Ce Dokumentarische Drama rivalise avec le journal, dans le but d’approcher, en temps réel, l’actualité au quotidien. La pièce de Peter Weiss (1916-1982), L’Instruction, oratorio en douze chants, emblématique du théâtre documentaire, où l’on juge au cours du Procès de Francfort les seconds couteaux qui ont oeuvré au camp d’extermination d’Auschwitz, est présentée par Jean-Louis Besson. Peter Weiss avait assisté au procès, il part des comptes rendus et des déclarations entendues, qu’il intègre à l’état brut, dans la pièce. C’est l’un des derniers spectacles montés par Piscator, avant sa disparition. En France, Gabriel Garran l’avait présentée au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, en 1967. La même année, le Piccolo Teatro de Milan la mettait à l’affiche dans une mise en scène de Virginio Puecher qu’Erica Magris décrit longuement, la présentant comme un documentaire total : collages, polyphonies, jeu choral, des moniteurs posés à l’avant-scène pour diffuser des images, et un rail, symbole de l’entrée au camp d’Auschwitz tout autant que guide pour la caméra, résument le travail.

L’enquête se poursuit par une observation des formes que prennent les théâtres documentaires dans une dizaine de pays. En Russie, partant de Sergueï Tretiakov (1892-1937) – qui collabore avec le réalisateur Sergueï M. Eisenstein (1898-1948) puis avec Vsevolod Meyerhold, fusillé en 1940 et père du Théâtre de la Révolution – pour lequel il écrivit plusieurs pièces : La terre cabrée, qui mêle divers matériaux documentaires et des écrans, Hurle Chine ! et Je veux un enfant où il fait intervenir les spectateurs. Tretiakov défend les positions les plus radicales de l’avant-garde esthétique soviétique. Dans son article, Kristina Matvienko présente aussi, un siècle plus tard, le Théâtre.doc ouvert à Moscou, en 2002. Avec la participation de jeunes auteurs, metteurs en scène et acteurs, cette plateforme de libre expression des opinions s’est créée autour du premier manifeste des dramaturges Elena Gremina et Mikhaïl Ougarov, et de leur exigence de nouvelle objectivité. Dans les années 60/80 le théâtre documentaire britannique décrit par Erica Magris, témoigne, avec notamment Oh What a lovely War monté par Joan Littlewood et le Théâtre Workshop, en 1963. Ce spectacle à la théâtralité singulière raconte l’histoire d’un soldat du front occidental à travers les chansons populaires de l’époque et l’interaction de différents documents, tels que mémoires de guerre, journal lumineux, jeu dramatique et musique. Pierre Debauche en monte la version française en 1966, sous le titre Ah Dieu ! Que la guerre est jolie… issu d’un vers du poète Apollinaire, blessé en 1916, pendant la guerre. L’auteure évoque aussi Peter Brook, alors directeur de la Royal Shakespeare Company, et son spectacle US sur la guerre au Vietnam. Une approche collective du plateau et une recherche sur le jeu de l’acteur fondent sa démarche. Brook et les acteurs s’interrogent ensemble sur la manière dont l’actualité s’inscrit dans le théâtre. À la fin des années quatre-vingts, The Workers Theatre Movements pratique une sorte d’agit-prop à la manière des avant-gardes des années vingt. Dans les années quatre-vingt-dix, le Théâtre Verbatim, dont Derek Paget définit les origines et les méthodes, défend une dimension locale par son esprit de community theatre, collecte la parole orale en utilisant les méthodes d’entretiens dont se servent les sociologues – enregistrement, transcription, recomposition – et traite de sujets sociaux comme la drogue, la médecine, les migrants etc… Ce mouvement théâtral est même parfois re-créateur d’archives manquantes sur lesquelles les historiens peuvent ensuite travailler. Le théâtre Verbatim, qui a rencontré un vif succès et se poursuit aujourd’hui, a essaimé dans de nombreux pays d’Europe orientale et centrale.

Ainsi, en Roumanie, une multiplicité de démarches et de langages portés par la jeune génération s’est développée, hors des sentiers balisés et officiels, créant une certaine nébuleuse. Mirella Patureau rapporte : « Le faisceau est dense et les fils enchevêtrés. Théâtre alternatif, Théâtre indépendant, Théâtre underground, Théâtre communautaire… Les termes se bousculent, se contredisent, se complètent… et le théâtre-document peut surgir partout. » Elle présente notamment le travail de Gianina Cărbunariu avec le groupe Dramacum qui, en 2009, par le spectacle 20/20, revient sur les heurts entre les communautés roumaine et hongroise de Transylvanie, qui eurent lieu en 1990. En 2011, ayant pris connaissance de certains documents de la Securitate, la metteure en scène présente le spectacle, X mm din Y km – qui se traduit par X mm de dossiers sur Y km de rayonnages d’archives – où elle « colle » aux sources. Elle s’appuie aussi sur un livre-document publié par l’écrivain dissident Dorin Tudoran. Placés au milieu du public, les acteurs tirent au sort leurs rôles, chaque soir, et présentent quatre versions différentes du même texte. Le cas de la Grèce, dont témoigne Athéna-Hélène Stourna, fait référence à deux périodes : entre 1967 et 1974, pendant la dictature, les artistes ayant fui le pays écrivent depuis l’étranger les premières pièces documentaires, profitant d’une certaine liberté d’expression. Ce fut le cas de Giorgos Skourtis et Vassilis Vassilikos. Un second mouvement, plus récent et lié à la crise économique, politique et sociale qui a débuté en 2010, donne un second souffle aux théâtres documentaires. Ces deux périodes tendent vers le même processus : la recherche de vérité, même si la production de pièces sur ce sujet reste épisodique.

Le tour du monde des Théâtres Documentaires se poursuit, hors Europe et comme le formule Peter Sellars, metteur en scène américain : « Le théâtre aujourd’hui peut être un moyen d’information alternatif. » Aux États-Unis, le travail d’Anna Deavere Smith, performeuse et sa compagnie Tectonic Theater Project, est relaté dans un article de Marie Pecorari qui montre le recul du didactisme et l’évolution des méthodologies au profit des Living Newspapers, ainsi que la manière dont le mot factuel s’est substitué au mot documentaire ; au Brésil, avec la Companhia de Teatro Documentário de São Paulo, dont le propos est de « documenter » dans le sens de « construire un point de vue » à partir de la réalité enregistrée, expérience d’un projet de théâtre documentaire, relatée par Marcelo Soler ; en Colombie avec deux troupes emblématiques du théâtre documentaire : el Teatro Varasanta qui, avec le spectacle Kilele, travaille sur la remémoration du massacre de Bojayá et sur la question de la  réparation – plus de cent vingt personnes prises au piège d’une petite église du village, dans la province du Choco, située à l’ouest du pays le long du Pacifique, où un groupe de paramilitaires avait fait exploser des bonbonnes de gaz -. Le second, el Mapa Teatro, compagnie fondée en 1984 à Paris par Heidi et Rolf Abderhalden qui ont inventé un langage commun nommé le laboratoire de l’imaginaire. Deux de leurs spectacles sont présentés dans l’article de Bruno Tackels : Los Santos inocentes et Testigo de las ruinas. Un aperçu du théâtre post-colonial dans son rapport au théâtre documentaire, signé de Bérénice Hamidi-Kim, montre, en repartant de Brecht, l’ambivalence entre projets scientifique et politique. Elle déclare, à travers l’historien italien Carlo Ginzburg, qu’on peut « analyser le théâtre documentaire post-colonial comme une œuvre d’histoire, si l’on entend par histoire, un objet à la frontière du scientifique et du rhétorique. » Elle évoque Rwanda 94, mis en scène par Jacques Delcuvellerie et le Groupov basé à Liège, qui, après un long travail d’enquête, évoque le massacre des Tutsis. Elle parle de colonisation langagière et culturelle, d’esclavage et des rapports Nord-Sud, dans deux spectacles « tournés vers le passé, le présent et le futur » : Vive la France et Bloody Niggers de Dorcy Rugamba, montés par Mohamed Rouahbi, où elle pose la problématique de la citation : on trouve en effet dans ces spectacle les discours de politiques, penseurs et écrivains, dont Franz Fanon et Aimé Césaire, qui transforment la scène théâtrale en scène publique.

Le quatrième volet de l’ouvrage – qui en compte cinq – s’intitule A la recherche de formes et dessine un grand panorama des expériences théâtrales aujourd’hui. Rita Freda décortique la démarche de la co-auteure et metteure en scène Nalini Menamkar, qui présentait en 2012 à la Comédie de Genève Olga, un regard, sous-titré – Essai de théâtre document : L’Histoire, les images et leur critique à l’épreuve de la scène. Il s’agit du portrait d’une femme qui fut pionnière dans les recherches sur la mémoire concentrationnaire et qui apporta son conseil et expertise à Alain Resnais, pour son film Nuit et Brouillard. Béatrice Picon-Vallin présente les méthodes de travail du Théâtre du Soleil, « laboratoire d’une écriture scénique documentaire » développées dans plusieurs de ses spectacles : Le Dernier Caravansérail, dont il existe aussi une version filmée, à partir des récits de vie des réfugiés de Sangatte ; L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge, spectacle basé sur des entretiens réalisés au Cambodge dans les camps de réfugiés ; L’Indiade ou l’Inde de leurs rêves où elle parle de la complexité du transfert de langues. Elle observe les diverses façons dont Le Théâtre du Soleil a capté les récits de vie et travaillé sur la documentation – articles de presse, albums photographiques des grands voyageurs, films documentaires ou de fiction, extraits sonores, documents, parfois personnels, réunis par les acteurs en fonction de leurs origines, improvisations. Hélène Cixous, auteure et proche collaboratrice d’Ariane Mnouchkine, et la directrice du Soleil se sont souvent posées la question, récurrente, de la légitimité de l’appropriation de la parole d’un autre, pour des spectacles qui, partant de l’oralité, sont recréés à l’écrit. Déplacé de son contexte, le document peut parfois mentir.

Rimini Protokoll, collectif allemand de mise en scène, travaille sur des variations radicales de styles, d’un projet à l’autre. Eliane Beaufils, qui signe l’article, l’intitule Les Laboratoires socio-théâtraux, entre témoignage de soi et Making of. Le collectif a acquis une renommée internationale avec son spectacle Cargo Sofia-X où l’équipe reçoit les spectateurs dans un camion aménagé avec vitre et écran et avec des conducteurs-acteurs qui commentent le trajet et racontent leur vie. Il a aussi présenté Breaking News montrant les coulisses de la production des journaux télévisés ; Black Tie qui invite à réfléchir sur l’identité, à partir d’une enquête sur l’adoption ; 50 Aktenkilometer Berlin, un parcours audioguidé où l’équipe propose un itinéraire dans Berlin, sur les pas de la Stasi. L’authenticité devient la clé de lecture du public dans une perception modifiée du réel, à travers une forme singulière où les acteurs deviennent des « experts du quotidien ». Un autre collectif, nommé Berlin – mais qui travaille à Anvers – est présenté par Aude Clément qui parle des deux cycles montrés aux publics : le cycle Holocène # (de 1 à 4), esquisse le portrait de différentes villes – Jérusalem, Iqaluit sur le territoire Inuit, Bonanza ancienne ville minière du Colorado et Moscow -. Le cycle Horror Vacui # (de 1 à 3) construit des spectacles autour de micro-situations et de faits divers. Le premier, Tagfish, est une réflexion sur la ré-interprétation des friches industrielles. Les spectacles s’inscrivent dans la transdisciplinarité, avec écrans, installations vidéo, univers technologique visuel, et, parfois, avec des comédiens et des musiciens. Le travail de Walid Raad, enseignant et artiste libano-américain est ensuite présenté par Simon Hagemann qui montre l’hybridation à partir du théâtre et des arts visuels – photographie, vidéo, performance, installation -. L’artiste aime à brouiller les discours et met à l’épreuve le réel et la fiction, l’art et le réel, « des pistes prometteuses, dit l’auteur de l’article, pour le théâtre documentaire contemporain ». Le travail de Milo Rau, sociologue, auteur, metteur en scène et réalisateur suisse, évoqué par Erica Magris, ferme cette quatrième partie du livre. Au concept de théâtre documentaire qu’il trouve limité, Milo Rau préfère celui de théâtre du réel. Les projets du metteur en scène, reconnu internationalement, puisent dans l’actualité, ou dans le passé proche : le génocide rwandais pour Hate Radio présenté en 2011 ; la radicalisation djihadiste dans The Civil Wars, en 2015 ; et, la même année, The Congo Tribunal où il met en lumière la guerre au Congo. Installation, films, ouvrages et actions sont la base de son travail, ainsi que l’adresse au public. Il utilise la reconstitution, à l’identique, et en temps réel – appelée reenactment -.

La dernière partie de l’ouvrage intitulée Oralité et performance documentaires, témoigne de différentes formes de spectacles, relativement inclassables. Carol Martin parle des objets scéniques dans le théâtre, avec le spectacle The Agony and the Ecstasy of Steve Jobs du dramaturge et comédien américain Mike Daisey.  Erica Magris présente Ten Billions, spectacle-conférence de Stephen Emmott et Katie Mitchell qui travaillent à la frontière de l’objectivité, de la science et de la subjectivité. Clarisse Bardiot note l’émergence de la conférence-performance, présentée principalement dans les musées et les centres d’art contemporain, c’est-à-dire hors des scènes. Béatrice Picon-Vallin présente La Belleza e l’Inferno un récit fragmenté de et avec Roberto Saviano écrit à partir d’articles, parus entre 2004 et 2009, « un spectacle de type documentaire qu’on pourrait qualifier de limite ». Puis elle analyse le travail de Thierry Bédard et son Association Notoire, qui envisage le théâtre comme un lieu d’exercices. Deux de ses spectacles sont présentés : 47, monté à partir d’un essai de Jean-Pierre Raharimanana « Madagascar 1947 » qui relate un massacre historique dans le pays ; Blow up ! Les guêpes du Panama, une conférence-performance sur les mécanismes d’exclusion présentée en 2001, que le metteur en scène qualifie de forme-conférence, dépouillée de ses références et de ses attributs scientifiques. Sarah Maisonneuve présente une expérience avec assemblage de documents sonores, le spectacle Parlement, de Joris Lacoste, où une actrice seule en scène et face à un micro, énonce des bribes de discours sans liens apparents les uns avec les autres et explore les aspects formels de la parole.

De nombreuses expériences liées de près ou de loin aux théâtres documentaires se développent dans un monde en mutation, en France et dans le monde, Béatrice Picon-Vallin en fait une sorte de recensement en guise de conclusion. La liste est longue et la singularité des expériences, impressionnante, dans une nébuleuse de formes. Des artistes, semblables aux coureur(e)s de fond, inventent et cherchent. Pour exemple et parmi d’autres le Théâtre Majâz, aux identités multiples, abrité un temps sous l’aile du Théâtre du Soleil ou encore le parcours du Théâtre KnAM où depuis plus de trente ans Tatiana Frolova monte des spectacles avec très peu de moyens, dans le petit théâtre qu’elle a créé à Kosmomolsk-sur-Amour, sa ville natale, située dans l’Extrême-Orient de la Russie. Ses créations documentaires racontent son pays à partir de textes, images, entretiens, témoignages, extraits d’articles, études, ouvrages historiques et mémoriels, sa matière première, collectée avec les artistes. Elle a présenté en 2010, Une guerre personnelle, à partir du livre d’Arkadi Babtchenko, récit d’un soldat, qui, à son retour de Tchétchénie, raconte ce qu’il a vu et vécu ; en 2011, Je suis, un travail sur la mémoire et l’oubli ; en 2017, Je n’ai pas encore commencé à vivre, élaboré à partir de témoignages des jeunes de sa ville et d’anciens prisonniers du Goulag. Sans la moindre aide de l’État, Tatiana Frolova poursuit sa route dans une démarche artistique basée sur les témoignages et récits de vie où elle associe différents médias artistiques comme théâtre, musique, vidéo et peinture.

Un siècle après les débuts du théâtre documentaire au sens historique du terme, la frontière entre fiction et réel est devenue plus insaisissable, comme le montrent les articles des contributeurs de l’ouvrage. Force est de constater qu’aujourd’hui les créateurs sont parfois aussi des chercheurs, intégrant le champ des sciences humaines. Ainsi le récent Retour à Reims, d’après un texte de Didier Eribon et Thomas Ostermayer avec la SchauBühne Berlin, qui mêle récit intime et analyse sociologique et qui adapte la version présentée selon le pays dans lequel le spectacle est joué (Allemagne, Royaume-Uni, France, Suisse, Italie). Ou encore Le Procès de Bobigny, spectacle sur l’avancée des droits des femmes à partir de la problématique de l’avortement, dans lequel les deux conceptrices, Émilie Rousset et Maya Boquet, déconstruisent l’aspect théâtral du procès, mené par l’avocate Gisèle Halimi. Les thèmes génériques des spectacles relevant du théâtre documentaire, touchent aux migrants, au nazisme, au conflit israélo-palestinien, aux grands sujets historiques, aux faits de société, au statut des femmes, aux viols. Sur ce dernier thème, Béatrice Picon-Vallin cite le spectacle de la metteure en scène égyptienne Laïla Soliman, Zig Zig, qui traite des viols sous occupation britannique, dans son pays.

Théâtre de résistance, le théâtre documentaire parle du monde d’aujourd’hui et des comportements humains, invente de nouvelles formes de récit, mêle mémoire collective et mémoire individuelle, interroge la barbarie du monde et met la démocratie en question. Il fait entendre la voix des oubliés, invente de nouvelles écritures et matériaux partant d’un petit événement ou d’un grand récit, travaille sur l’hybridation, invente un autre rapport au public à partir de spectacles-commentaires, invitant au débat. Entre théâtre et performance, forme-conférence, mutations du théâtre dit politique, le théâtre documentaire devient une expérience et documente, c’est ce que démontre, tout au long de l’ouvrage, Erica Magris et Béatrice Picon-Vallin dont le travail de recherche est exemplaire, même s’il ne peut être exhaustif. Elles ouvrent d’importantes fenêtres, à partir du théâtre d’hier sur celui d’aujourd’hui, en fusion, et esquissent les formes scéniques de demain.

Aux trois-quarts de l’ouvrage un cahier d’une trentaine de photographies témoigne de spectacles, et à la fin se trouvent un glossaire et une importante bibliographie sélective. Saluons les éditions Deuxième époque qui permettent la confrontation d’expertises entre les professionnels des arts et du spectacle, et la publication de travaux de référence : ici, de nombreux témoignages dans lesquels se lit en filigrane l’Histoire, depuis le début du XXème jusqu’aux tentatives théâtrales les plus récentes, en France et dans le monde. « Le théâtre est le lieu de la réalité la plus forte. C’est un verre grossissant, un zoom. Le théâtre est plus fort que le réel » conclut Tatiana Frolova.

Brigitte Rémer, le 23 mars 2020

* Contributeurs : Laurence Allard, Clarisse Bardiot, Éliane Beaufils, Jean-Louis Besson, Aude Clément, Rita Freda, Martin Goutte, Simon  Hagemann, Bérénice Hamidi-Kim, Stéphanie Loïk, Sarah Maisonneuve, Carole Martin, Kristina Matvienko, Mirella Patureau, Marie Pecorari, Marcelo Soler, Gérald  Stieg, Athéna-Hélène Stourna, Bruno Tackels – Ces contributions sont accompagnées de textes de : Marc Bloch, Peter Brook, Jacques Le Goff, Jeanne Lorang, Derek Paget, Erwin  Piscator, sur papier grisé, appelé Encadrés.

Erica Magris et Béatrice Picon-Vallin (dir.), Les Théâtres documentairesÉditions Deuxième époque, (Montpellier), 2019 – 463 pages (29 euros) – email : contact@deuxiemeepoque.fr

 

Regardez la Danse ! en 5 volumes

Les nouvelles éditions Scala publient 5 volumes de 80 pages – petits formats à mettre dans la poche, joliment illustrés de photos couleurs – pour tenter de définir les « principes du regard » sur l’art chorégraphique. Proposé par Philippe Verrièle, journaliste et critique de danse, ce cycle de réflexion s’adresse tant aux praticiens qu’aux spectateurs amateurs en quête de clés de compréhension, à travers 5 questions : « Qu’est-ce que la danse ? » « Qu’est-ce qu’un chorégraphe ? » « Qu’est-ce qu’un danseur ? »  « Quel sens a la danse ? » « Peut-on écrire la danse ? »

Dans le premier volume, « Qu’est-ce que la danse » l’auteur – qui fréquente les salles de spectacle depuis de nombreuses années – dit, en guise de Prélude, que le regard posé sur la danse ne peut se comparer à rien d’autre : ni au théâtre, ni à la musique, ni au tableau, sous peine de décevoir : « La danse n’a rien d’autre à promettre que d’être la danse. » Il se défie des mots qui bien souvent ont « usé d’une terminologie confuse et mal définie » l’art de la danse, et prend beaucoup de précaution pour nommer les choses. Si la danse est partout, son économie reste fragile et Verrièle cherche à définir ce « domaine de compétence unique qu’aucune autre forme ne remplace » à travers de nombreux chorégraphes et tous styles de danse, distinguant trois étapes : la Danse, qui est pulsion ; le Danser, qui est action et s’inscrit dans le rapport à autrui ; le Chorégraphier, qui est l’acte artistique. Et il parle des patterns qui « constituent ces moments de danse que le chorégraphe retient, de différentes techniques comme la danse indienne « aux gestuelles codées très sophistiquées », de la double contrainte dans le film d’Akira Kurosawa, Kagemusha ; du mime d’Etienne Decroux et de Lecoq, pour conclure « L’univers de la danse commence donc là où les mots font défaut. » ? Dans la seconde partie de l’ouvrage il pose la question : « Qu’est-ce qu’une œuvre dansée ? »

Dans le second volume, à question apparemment simple qu’il pose : « Qu’est-ce qu’un chorégraphe ? » Philippe Verrièle donne une première réponse, d’attente : « Le plus simple tient à tenir pour chorégraphe celui qui fait la danse. » Or il remet en question le verbe faire et ajoute : « Mais la danse ne se fait pas, elle sourd de chacun d’entre nous… » et le danseur n’est-il pas le véritable auteur de la danse ? L’auteur parle des indiscutables chorégraphes, Jérôme Robbins, Merce Cunningham, Pina Bausch, Maurice Béjart qui a « changé le rapport du grand public à la figure du créateur de ballet. » Il lie le concept de chorégraphe à celui de la notation en danse et rappelle que « ce n’est qu’en 1973 que la SACD accepte que le chorégraphe puisse être l’auteur du ballet et en touche les droits, sans contestation » ce furent pendant longtemps les compositeurs de musique jusqu’à l’affirmation par les Ballets Russes du triumvirat compositeur, peintre, maître de ballet alors que l’ultime polémique s’est jouée entre le musicien et le maître de ballet. Certains artistes pourtant n’ont pas créé de hiérarchie entre les disciplines, c’est le cas entre Merce Cunningham et John Cage, et la diversification des musiques donc la fin de l’œuvre unique ont fini par clarifier les choses. Dans la seconde partie de l’ouvrage, Philippe Verrièle interroge aussi la notion de représentation, les solos et les performances et, démontrant sa plasticité, pose la question : « Comment représenter l’œuvre dansée ? »

Le volume numéro 3, « Qu’est-ce qu’un danseur » cherche à définir l’étrangeté du danseur, sachant qu’il est avant tout un humain qui danse. « Le danseur obsède la danse pour cette raison définitive qu’il est objectivement obsédant » dit l’auteur, les mots sont forts mais vrais, on peut dire que la mythologie autour de la beauté nous hante. A la question : « Tout le monde serait-il potentiellement danseur ? » Philippe Verrièle répond que nous serions tous plutôt potentiellement dansants et il interroge la frontière entre amateur et professionnel, qu’il place au niveau de la réalisation. « Cela va plus vite, plus haut, plus fort. Cela dégage une émotion plus perceptible, plus puissante, plus rare » dit-il même si certains chorégraphes cherchent à « gommer la limite entre pratique sociale et réalisation artistique. » C’est le cas de Mathilde Monnier dans Publique, Jérôme Bel dans The show must go on ou encore les soirées What you want de Thomas Lebrun. La nature du danseur, cet « athlète de l’art » reste mystérieuse et il est des danseurs qui, s’ils sont sur le plateau et ne dansent pas ou très peu, restent bien des danseurs, ainsi Bandonéon de Pina Bausch, ou Duet de Paul Taylor. Il y a par ailleurs des courants, pour ne pas dire des modes, comme la période de la non-danse dans les années 1990/2000. Et même quand le texte s’invite dans la danse, le danseur danse les mots et ne les interprète pas comme le ferait l’acteur. Verrièle fait quelques survols historiques quant à l’émergence de la danse professionnelle et regarde l’interaction de la danse avec les autres arts et leurs interférences : avec le texte, le cirque, la performance. La seconde partie de l’ouvrage porte pour titre : « Apologie du cours de danse (Qu’est-ce qu’un danseur gros ?) » il y montre que « le studio de danse concentre une part déterminante de l’imaginaire associé à la danse et porte quelque chose de l’éternité » que le cours – qui n’est pas seulement le travail à la barre – rythme les journées des danseurs. Il nomme les trois particularités des cours de danse : la continuité, le professeur de danse et la collectivité, et conclut que la notion de danseur au final reste floue puisque l’on se nomme surtout danseur par auto-désignation. Ce volume 3 de la série Regardez la danse ! se ferme avec L’ineffable et le danseur, faisant référence à l’ouvrage du philosophe Vladimir Jankélévitch La Musique et l’Ineffable : « L’interprétation tient dans cette création dans l’instant de ce qui existe déjà qui n’est pas une reproduction, mais bien une création vraie, aussi magique que la première, parce qu’elle ne s’appuie pas sur la composition ou l’élaboration de l’œuvre dansée. Elle donne à appréhender d’une façon sinon nouvelle du moins inattendue à ce moment la texture même du mouvement dansé. »

« Quel sens a la danse ? » pose le 4ème volume, question déterminante pour le spectateur. Repartant de la question de la nature de la danse, Philippe Verrièle recentre le sujet sur l’écart entre le théâtre et la danse, le metteur en scène et le chorégraphe, prenant notamment pour exemple Jan Lauwers avec La Chambre d’Isabelle et la grande liberté de certains comme William Forsythe ou Trisha Brown qui mènent des aventures hors catégorie. Il démontre que quand il y a confusion entre le théâtre et la danse, le spectateur erre dans la même confusion. Par ailleurs, pour lui la danse-théâtre n’existe pas. Et il s’appuie sur Sacha Waltz avec Travelogue et regarde longuement le concept du Tanztheater de Pina Bausch. « Cette question du Tanztheater n’a rien d’une petite dispute entre spécialistes sur la nomenclature des styles. Elle illustre une difficulté majeure de la danse : celle-ci est à la fois abstraite et concrète. Et cela joue naturellement sur la perception que l’on peut en avoir. » Pour Verrièle, « cette question du sens de la danse traduit en effet très clairement la prééminence du livre et de la littérature dans notre culture » et il fait le lien avec le XVIIIème siècle au moment où « le grand ballet de cour est passé de mode » et où « le spectateur veut autre chose. » La seconde question posée par l’auteur dans ce volume, question en apparence bien inutile comme il le dit lui-même : « Faut-il faire de la danse pour en parler ? » le mène à parler de virtuosité et d’élitisme.

Dans le volume numéro 5 et dernier de la série, Philippe Verrièle s’attaque à une question complexe : « Peut-on écrire la danse ? » Parlant des écritures de la danse, il énonce un premier constat : même si « elles offrent des outils très performants, rares sont les chorégraphes qui les utilisent pour la conservation de leurs œuvres » l’exception étant Angelin Preljocaj qui invite, depuis ses débuts, une notatrice de la méthode Benesch à le suivre dans l’élaboration de ses créations. Second constat, les chorégraphes ne notent pas, en amont à leur travail, la pièce qu’ils élaborent. Ils prennent par contre souvent crayon ou stylo pour créer un univers plastique, qu’eux seuls décodent et qui n’est pas voué à la postérité. Entre connaissance physique et posture intellectuelle, il existerait un fossé dans la fantasmatique des chorégraphes. « Accepter la notation revient à concéder l’existence à l’œuvre dansée en dehors de son créateur, et cela ne va pas du tout de soi. » Écriture ou notation ? Telle est la question avec, souvent, des confusions. L’écriture se superpose en général au style, ou au genre tandis que la notation suit celle de la codification du mouvement. Ce sont les maîtres à danser qui se sont intéressés les premiers au système de notation : Pierre Beauchamp au début du siècle des Lumières, le XVIIIème et qui a débuté à la cour de Louis XIV, suivi de son élève Raoul-Auger Feuillet qui perfectionne le système pour la danse baroque. Pourtant ses limites montrent que le système ne s’applique qu’au bas du corps, qu’il est mal adapté aux mouvements d’ensemble et qu’il ne sert que la danse d’Académie. Beaucoup d’autres formes de notation sont élaborées au XIXème dont celle de Vladimir Stepanov pour les Ballets Petipa en Russie, mais aucune ne s’impose. Il faut attendre le début du XXème pour que deux systèmes voient le jour : le premier, publié par Rudolph Laban en 1928, s’appuie sur quatre éléments – le temps, l’espace, le poids et la force ; le second, publié par Rudolph Benesh en 1955 s’apparente à une partition musicale et part de la position du corps dans l’espace. La notation a et garde ses détracteurs, ainsi Roland Petit disant : « Mais noter, je ne sais pas ce que cela veut dire. Je pense que la chorégraphie d’aujourd’hui ne peut pas être écrite. » Écriture et notation ne sont ni la grammaire ni le vocabulaire de la danse. Dans la seconde partie de ce dernier volume : « La danse a-t-elle une mémoire ? » Philippe Verrièle démontre que « Trop ou trop peu, la mémoire de la danse ne trouve jamais le bon réglage » et s’insurge contre l’idée d’éphémère défendue par certains, ne serait-ce qu’en raison du jeu des références, de la citation ou de l’histoire de la danse questionnée par les chorégraphes.

C’est un éblouissant parcours que propose au lecteur Philippe Verrièle, à travers ces cinq volumes. Son observation, sa réflexion tant par l’histoire de la danse que dans la contemporanéité des formes et styles, ses interrogations, sa brillante connaissance du sujet, appellent admiration et félicitations. Avec cette traversée sans escale il fait danser les mots et tourner les pages de la collection Regardez la danse ! invitant à une plongée dans l’univers des chorégraphes et des danseurs, dans celui de la danse, intense, ardente et transcendante.

Chapeau bas aux nouvelles éditions Scala, simples et belles, à la riche iconographie, une mine pour ceux qui, de loin ou de près, s’intéressent au mouvement, à l’espace-temps, au corps, au dépassement, à la danse.

Brigitte Rémer, le 15 août 2019

5 volumes de Philippe Verrièle, publiés aux nouvelles éditions Scala : « Qu’est-ce que la danse ? » – « Qu’est-ce qu’un chorégraphe ? » – « Qu’est-ce qu’un danseur ? » – « Quel sens a la danse ? » – « Peut-on écrire la danse ? » – Avec le soutien de la Région Auvergne-Rhône-Alpes. Site : www.editions-scala.fr  (8 euros le volume).

La Syrie littéraire – de la résilience à la résistance

Présentation et lectures, en présence de Farouk Mardam-Bey, Leyla-Claire Rabih, Marina Monmiret, dans le cadre du Festival d’art engagé, Syrien N’est Fait, le 4 août, aux Grands Voisins.

Auteur d’essais sur le Maghreb et le Proche-Orient, directeur de la collection Sindbad chez Actes Sud, Farouk Mardam-Bey introduit le débat sur la littérature de résistance. Il propose une rapide rétrospective du développement de la littérature en Syrie et repart de l’état d’urgence imposé, fin 1992. À la mort de Hafez el-Assad en 2000, après trente ans de présidence, Bachar, son fils, lui succède. Il abroge les libertés collectives et individuelles au nom de la sûreté nationale et bâillonne le travail culturel et intellectuel.

Fondé en 1959, le ministère de la Culture avait participé de l’étatisation de la culture et joué la censure, y compris pour ses propres publications. Dix ans plus tard, en 1969, la création de l’Union des Écrivains placée sous le contrôle du Parti Baas servait la promotion des écrivains affiliés au régime. L’Union dessinait l’espace littéraire des maisons d’édition et régulait la diffusion, la censure veillait, sous toutes ses formes.

Les publications à caractère religieux ont accompagné la vague de ré-islamisation et inondé les maisons d’éditions et les librairies, et les hagiographies étaient nombreuses. Sur deux mille cinq cents ouvrages publiés chaque année, la moitié était à caractère religieux et relevait de la propagande, sans aucune réflexion sur la spiritualité. L’ambigüité entre le pouvoir et le religieux était extrême, comme elle le fut en Égypte, sous Nasser. Sadallah Wannous parlait d’une zone d’ambigüité historique poursuit Farouk Mardam-Bey et les forces progressistes se sont effacées, au profit d’une consolidation de l’Islam.

Dans les années 1980 les écrivains ne pouvaient agir frontalement et utilisaient détours et métaphores pour dénoncer les entraves à la liberté d’expression, face à un pouvoir abstrait. Seul quelques-uns – comme Abdel Rahman Ibrahim Mounif – échappèrent à ce détournement. Peu de temps après la disparition de son père en septembre 2000, le Manifeste des 99 signé par des écrivains, des intellectuels, des journalistes et des artistes, fut adressé à Bachar el-Assad. Ce texte demandait la levée de l’état d’urgence et de la loi martiale en vigueur depuis 1963, l’amnistie de tous les prisonniers politiques, des détenus et des exilés, la liberté d’association, la liberté de la presse, la liberté d’expression et la liberté dans l’espace public.

Suit ce que Farouk Mardam-Bey appelle la littérature contre l’oubli, donc contre l’amnésie. Au cours de la décennie 80, le massacre des détenus de la prison de Palmyre par le frère du Président suite à une tentative d’assassinat de Hafez el-Assad avait contribué à faire émerger une littérature de résistance comprenant des reportages littéraires – dont un certain nombre, traduits en français –  et de la poésie, des formes plus faciles à produire en exil, les romans tardant souvent à voir le jour, pendant les révolutions. Khaled Khalifa signe l’un des premiers romans, inspiré par la tragédie syrienne, La Mort est une corvée, édité en France en 2018 dans une traduction de Samia Naïm.  Ce talentueux conteur et scénariste écrit un roman d’une grande force qu’il accompagne d’une pointe d’humour noir. Un autre de ses romans où se mêlent le réel et la fiction, L’éloge de la haine – publié en France en 2011 et traduit de l’arabe par Rania Samara – parle de la jeunesse arabe des années 1980, balançant entre l’islamisme radical et le despotisme militaire.

Le grand poète Nizar Qabbani né à Damas en 1923 et mort à Londres en 1998 casse l’image traditionnelle de la femme arabe et invente un langage nouveau proche de la langue parlée et riche de nombreuses images empruntées au monde de l’enfance. L’exemple de son poème La Leçon d’art plastique, lu par Farouk Mardam Bey puis en arabe par l’une des actrices présentes à ses côtés fait penser à Prévert : « Mon fils pose devant moi sa palette de couleur et me demande de lui dessiner un oiseau. Je plonge le pinceau dans la couleur gris et lui dessine un carré avec des barreaux et un cadenas. Mon fils me dit, tout surpris : ne sais-tu pas dessiner un oiseau ? Je lui dis : mon fils, excuse-moi, je ne sais plus comment sont faits les oiseaux… » Puis le fils lui demande la mer, puis l’épi de blé et toujours le père dessine autre chose. A la fin du poème : « Mon fils pose devant moi sa boîte de couleurs et me demande de lui dessiner une patrie. Le pinceau tremble dans ma main et je fonds en larme. »

Avec onze recueils de nouvelles, Zakaria Tamer, né en 1931, forgeron et autodidacte, s’inscrit dans l’avant-garde. Il dénonce l’absurdité de la vie avec un humour noir. Il a vécu à Londres après la publication de Les Tigres le dixième jour, à partir d’un dialogue entre un tigre et son dresseur. La fable déconstruit les principes de la tyrannie, elle a valu à son auteur la disgrâce. Rosa Yassin Hassan, jeune écrivaine née en 1974, architecte et journaliste exilée en France depuis 2012, où elle a entrepris des actions humanitaires avec les femmes, transgresse, dans sa littérature, les tabous et fait émerger la mémoire des dernières décennies éprouvées par la répression. Avec Les Gardiens de l’air elle parle des arrestations arbitraires et des réactions des femmes de prisonniers. Elle a publié plusieurs autres ouvrages, dont Feux croisés. Un extrait de Les Portes du Néant est lu. Né à Damas en 1956, Nouri Al-Jarrah vit en exil, à Londres, depuis 1986, il a publié plus de quinze livres dont des recueils de poèmes : Une barque pour Lesbos et Le Désespoir de Noé. « Ô Syrie, sortie de la tablette brisée de l’écriture… »

Tous les passages lus au cours de cette rencontre par les actrices Leyla-Claire Rabih et Marina Monmiret témoignent de la vitalité créatrice d’hier et d’aujourd’hui en Syrie à travers une mosaïque de textes littéraires et poétiques qui croisent l’intime et le politique. Et Farouk Mardam-Bey conclut ce moment de lectures sur ces quelques mots : La terre n’a de mémoire que le silence. Ainsi se referme la 4ème édition du festival multidisciplinaire Sy-rien N’est Fait qui a investi plusieurs lieux culturels et galeries, pour faire vivre l’art et la culture syrienne.

Brigitte Rémer, le 10 juillet 2019

 Sy-rien N’est Fait est organisé par ASML/Syria, en partenariat avec le Collectif de Développement et Secours Syrien (CODSSY), La Caravane Culturelle Syrienne, La6izi Community, Souria Houria, Kesh Malek, Women Now for Development, UOSSM/Union des Organisations de Secours et Soins Médicaux, Musawa/Women studies center – Équipe SNF #4/ 2019 – direction exécutive Lucie San Geroteo- Zagrad  – direction artistique Hala Alabdalla – direction des relations publiques Emeline Hardy – coordination générale Line Karout – Comité de sélection artistique –  toiles et tableaux Nada Karami /Galerie Europia – photographie Ammar Abd Rabbo, Michel Christolhomme /Galerie Fait & Cause – danse Dalia Naous – littérature Farouk Mardam-Bey – cinéma, poésie, théâtre Hala Alabdalla – musique Lucie San Geroteo – Zagrad, Emeline Hardy, Line Karout.

Du 18 juillet au 4 août 2019, aux Grands Voisins, Petit Bain, Point Éphémère, Galerie Europia, Galerie Fait & Cause. Voir aussi nos articles des 19 juillet et 3 août.

 

Emmanuel Gat – Cet espace où danse la musique

Sous la direction de Philippe Verrièle, éditions Riveneuve, collection l’Univers d’un chorégraphe.

Danseur et chorégraphe au parcours fulgurant, Emmanuel Gat rencontre la danse à l’âge de vingt-trois ans dans un atelier amateur. Immédiatement séduit il se passionne et met les bouchées doubles, devient en deux ans un artiste indépendant prêt à voler de ses propres ailes, ce qu’il fait avec la création de sa compagnie, en 2004 et son installation en France en 2007. Philippe Verrièle, critique de danse et journaliste, nous livre les étapes de son parcours chorégraphique qu’il dessine plus particulièrement dans son entrelacement avec la musique.

Emmanuel Gat est né en 1969 à Hadera, en Israël et entre à la Rubin Academy of Music en 1992, peu après la fin de ses trois ans de service militaire. Il y cherche la musique et découvre la danse auprès de Liat Dror et Nir Ben Gar, travaille deux ans dans la compagnie et participe à la création de Figs. Très vite il devient chorégraphe indépendant, monte son premier spectacle, Four Dances sur une musique de Jean-Sébastien Bach et présente plusieurs créations entre 1996 et 2002. En 2004 il monte Le Sacre du Printemps de Stravinsky et Winter Voyage sur une musique de Schubert au festival Uzès Danse. Parallèlement il reçoit un Prix du ministère israélien de la Culture. A partir de 2007 il s’installe à Istres et construit son parcours chorégraphique de manière ouverte, présentant ses pièces dans différents festivals, en France et en Europe. Quelques structures s’engagent et soutiennent son travail, dont le Festival Montpellier Danse, depuis 2013. Il y est accueilli en résidence à plusieurs reprises et y présente une exposition de photographies et de nombreux spectacles – The Goldlandbergs à partir des « Variations Goldberg » de Jean-Sébastien Bach interprétées par Glenn Gould ; Danse de cour sur une musique de Richard Wagner ; Plage Romantique sur une musique qu’il crée en collaboration avec François Przybylski et Frédéric Duru ; Le Rouge et le Noir sur une musique de Jacques Brel ; Sunny sur une musique d’Awir Leon ; Tenworks/for Jean-Paul – En 2018 il est artiste associé à Chaillot/Théâtre national de la Danse et présente Story Water dans la Cour du Palais des Papes lors du Festival d’Avignon, sur des musiques de Pierre Boulez, Rebecca Saunders et lui-même.

En introduction au sujet des interrelations entre danse et musique, Philippe Verrièle pose comme postulat l’indépendance acquise et cultivée des danseurs à l’égard des compositeurs et les priorités divergentes des uns envers les autres et fustige le pouvoir donné pendant des années aux directeurs des théâtres d’opéra et aux impresarios. Le premier point qu’il relève quand il présente Emmanuel Gat et qui à lui seul justifie son intérêt, c’est son approche tardive de la danse alors même qu’il cherchait la musique, et qu’il a signé une dizaine de compositions pour des œuvres chorégraphiques, le plaçant dans une posture particulière entre ces deux disciplines.

Philippe Verrièle trace le parcours de ses univers musicaux dans une première partie de l’ouvrage, intitulée Comment la musique naît au corps des danseurs. De Gold à Sunny et Story Water, il invite le lecteur à voyager autour de trois oeuvres : la première, Gold création de 2015, une réadaptation de The Goldlandbergs créée deux ans avant à partir des Variations Goldberg de Bach, jouées par Glenn Gould qui disait : « La justification de l’art réside dans la combustion interne de ce qu’il embrase dans le cœur des hommes, et non dans ses manifestations publiques, extérieures et creuses. L’objectif de l’art n’est pas le déclenchement d’une sécrétion momentanée d’adrénaline, mais la construction progressive, sur la durée d’une vie entière, d’un état d’émerveillement et de sérénité » ; la seconde, Sunny, pièce créée en 2016 sur une musique de Awir Leon ; la troisième, Story Water créée en 2018 avec les musiciens de l’Ensemble Modern présents sur scène et les compositions de Pierre Boulez (Dérive 2), Rebeca Saunders (Furie II) et Emmanuel Gat. Thomas Hahn, critique pour le théâtre et la danse, en rend compte dans le chapitre : Et finalement le live.

Dans la seconde partie intitulée Danse, corps, musique : espace commun, Philippe Verrièle démontre, à travers plusieurs exemples et chorégraphes comme Roland Petit, Viola Farber, Merce Cunningham ou William Forsythe, la manière dont « musique et danse constituent bien deux réalités distinctes » insistant sur le fait que « ce sont deux expressions proches et pour autant tout-à-fait différentes qui peuvent se retrouver unies dans un spectacle de danse, ou pas. » Il présente Une physiologie de la musicalité selon Emmanuel Gat à travers Story Water dansé à Avignon en 2018 où la musique est jouée en direct, même si le chorégraphe avoue « préférer l’enregistrement pour sa qualité d’abstraction, pour la concentration que permet l’absence du spectacle des musiciens au travail. » Deux univers se font face et il ne s’agit pas d’illustration mais de rencontre. « Un danseur ne danse pas en musique. Sa musicalité n’est pas équivalente à la compétence technique d’un musicien, il danse. Bien ou pas. Et s’il danse bien, quelque chose apparaît, dans le corps et qui devient sensible. »

Dans cette même partie, Christophe Marin – journaliste et directeur de Micadanses –  passe en revue l’Histoire, dans un chapitre intitulé De la relation Danse Musique : ballets d’opéra, comédies musicales, ballet classique et observe quelques grands maîtres qui ont établi des relations singulières avec et entre les deux disciplines comme Satie, Stravinsky, Cage et Cunningham, Petipa, Nikolaïs, Isadora Duncan qui (d’après Georges Arout, cité) « voulait une musique qui suivît et épousât le rythme du corps humain, mais également celui de la Terre et des éléments de la Nature… » Lothaire Mabru, enseignant en ethnomusicologie à l’Université Michel de Montaigne de Bordeaux 3 reconnaît dans un chapitre intitulé Vers une culture musicale du corps que « la question du geste, et plus globalement celle du corps dans la musique » est encore peu explorée. Il parle des convenances corporelles et de la civilité ordonnée dans les siècles passés, des comportements, et pose la question des techniques du corps qui s’adaptent « selon les modalités vocales : parler, déclamer, chanter. »

Bérangère Alfort, doctorante en philosophie et critique de danse présente le musicien et danseur Awir Leon/François Przybylski, Entre deux rives, créateur de la musique de Sunny, chorégraphie d’Emmanuel Gat présentée à la Biennale de Venise en 2016, à partir de la chanson éponyme interprétée par Bobby Hebb et qui a connu de nombreuses versions, dont Awir Leon dit : « Je suis obsédé par cette chanson car elle est incroyable, tellement reprise… et fasciné par ce que moi, j’avais à en faire. J’y voyais quelque chose de fantomatique et mélancolique… sans encore savoir que Bobby Hebb a écrit cette chanson le lendemain de la mort de son frère. » Suivent de longs entretiens réalisés par Jessica Piris, coordinatrice de projets culturels, pour « décrypter l’expérience vécue des musiciens de l’Ensemble Modern dans la pièce Story Water. » Elle questionne, à travers le chapitre Faire danser la musique ? Jaan Bossier, clarinettiste, Ueli Wiget, pianiste et Franck Ollu, chef d’orchestre sur le projet où se mêlent les compositions de Pierre Boulez, Rebecca Saunders, Emmanuel Gat et l’Ensemble Modern.

Philippe Verrièle consacre la dernière partie de l’ouvrage à la biographie d’Emmanuel Gat, Loin de la fable et à son répertoire, à ses collaborateurs artistiques, techniques et administratifs, aux biographies des auteurs. Il présente le travail d’Yifat Gat, épouse du chorégraphe et plasticienne, et sur le chorégraphe, conclut : « Dès 2011, avec Brillant Corners, il a engagé sa recherche vers la composition d’une danse de la musique, il a constitué autour de lui cette équipe d’aventuriers de la danse que sont devenus ses danseurs, il explore de nouvelles modalités du spectacle, destiné à se renouveler à chaque représentation. Emmanuel Gat a largement abandonné le récit et la fable. »

Le matériau est dense dans cet ouvrage qui sait rendre compte des recherches chorégraphiques d’Emmanuel Gat dans leur complexité entre le geste, l’espace et le rythme. Philippe Verrièle y creuse avec virtuosité ces relations indéfinissables entre l’art de la composition musicale et l’art du mouvement. Une riche iconographie accompagne observation et réflexion, analyse et entretiens : de nombreuses photos en noir et blanc ou en couleurs, pleine page ou double page nous plongent au cœur du sujet et le graphisme lui-même danse, par les lignes courbes qui traversent avec grâce les pages et dialoguent avec le texte et les visuels.

Une belle réflexion, belle édition, « une autre façon de parler de la danse » dit l’éditeur. A découvrir à travers la proximité d’un chorégraphe hors pair.

Brigitte Rémer, le 8 juillet 2019

Emmanuel Gat – Cet espace où danse la musique, sous la direction de Philippe Verrièle – publié en janvier 2019 aux Éditions Riveneuve, 85 rue de Gergovie, 75014. Paris – (22 euros) – Site : http://www.riveneuve.com – en partenariat avec la Fondation BNP Paribas.

 

Les joies du devoir

© Le Bal Rebondissant

D’après Deutschstunde/La leçon d’allemand de Siegfried Lenz – Adaptation et mise en scène Sarah Oppenheim, Compagnie Le Bal Rebondissant – Théâtre du Soleil/Cartoucherie de Vincennes.

Encerclée par un paysage marin froid et mélancolique, une prison pour jeunes délinquants située sur une île, au large de Hambourg, en bordure de l’Elbe. Dans la cellule de Siggi Jepsen, des dizaines de feuilles couvertes d’écritures manuscrites sont accrochées au mur. Ce sont les mots qu’il n’a pas pu écrire un jour de rédaction alors que tout se bousculait dans sa tête et qu’il avait rendu page blanche. Le sujet écrit au tableau s’appelait Les joies du devoir, figure imposée du cours d’allemand. Il s’était laissé aller à la rêverie plutôt que de composer, distrait par les bateaux qui remontent le cours d’eau, par le brise-glace et les mouettes. Le professeur l’avait pris pour une provocation, ou pour de la rébellion, et l’avait fait convoquer chez le directeur de la prison. Entouré d’un staff de psychologues qui avaient énoncé leurs possibles diagnostics : « troubles de la perception, illusions mnémoniques, inhibition cognitive » il avait été scruté, et la punition suprême était tombée : faire son devoir. « Ils m’ont donné une punition. Les joies du devoir. Chacun peut écrire ce qu’il veut pourvu que le travail traite des joies du devoir » dit-il. Pour Siggi, cela signifiait prendre le temps qu’il faut pour puiser dans sa mémoire, une « retraite salutaire » comme lui a dit le directeur. Pas d’atelier, pas de bibliothèque, pas de visites, pas même celle de sa sœur Hilke, et pour traitement : « de la solitude… du temps et de la solitude ».

Submergé par ses souvenirs d’enfance difficiles à trier, le jeune prisonnier (Maxime Levêque) sort du silence et se met à noircir compulsivement des pages et des pages. Il voyage dans le passé par images et plus rien ne l’arrête. Il fait vivre ses personnages, incarnés sur le plateau, tantôt narrateur, tantôt protagoniste de l’histoire. Premier fantôme, première image qui le taraude, celle de son père, Jens Ole Jepsen, (Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre) rattaché au dernier poste de police avant la frontière nord-allemande, Rugbüll, son uniforme, le vélo de service, et sa pèlerine qui s’envole. Dans la mémoire du fils, le choc eut lieu en 1943 quand son père eut pour mission de faire appliquer la loi du Reich auprès de l’un de ses amis d’enfance, le peintre Max Ludwig Nansen (Rodolphe Poulain), constat d’une faille entre père et fils qui ne cessera de grandir. Le père portait un message émanant de Berlin qui intimait l’ordre à l’artiste de déposer ses pinceaux, avec interdiction de peindre. Obéissant aux ordres de sa hiérarchie et trahissant son ami de toujours, le père policier tenta de se justifier lâchement : « Je ne suis pour rien dans tout ça, tu peux me croire. Je n’ai rien à voir avec cette interdiction. Je ne fais que transmettre. »

Le jeune Siggi prit le parti de Max, second fantôme, secondes images, avec sa femme Ditte et leurs deux enfants adoptés, Jutta et Jobst, Max qui converse ou se chamaille parfois avec son Balthasar, son double, sa conscience. Siggi lui rendait visite en douce et l’aida à cacher ses toiles pour les protéger, confirmant ainsi son opposition au père. « Ça ne vous suffit donc pas de m’interdire de peindre ? Vous voulez encore confisquer des toiles que personne n’a jamais vues… ? Tu crois vraiment qu’on peut interdire à quelqu’un de rêver ? » Car la tension augmentera au fil des tableaux. Très soucieux de faire respecter la loi, Jens Ole Jepsen mettra la pression maximum sur son ex-ami d’enfance et ira jusqu’à brûler certaines œuvres en autodafé.

Siegfried Lenz s’est inspiré de l’expérience d’Emil Nolde, peintre expressionniste et aquarelliste allemand, à qui, en 1941, les autorités interdisaient de peindre, et qui fut exclu de l’Académie des arts. Et Max Nansen, comme Nolde, se lança dans un cycle de tableaux non-peints, autrement dit de tableaux invisibles, au nez et à la barbe du policier. « Ces fous-là, comme s’ils ne savaient pas que c’est impossible : interdiction de peindre… Comme s’ils ne savaient pas qu’il y a aussi des tableaux invisibles… Je m’en tiens à l’inutile… Ce qui est dans la tête ne peut être confisqué… »

Écrite en 1968, La leçon d’allemand traverse plusieurs thèmes : au niveau individuel, l’autorité paternelle et la transmission familiale, la construction des images mentales de l’enfance, la conviction et l’éthique, la fidélité à soi-même et à ses idées ; au niveau collectif, la responsabilité et l’endoctrinement, les méthodes nazies pour dévaster les esprits, la violence et l’absurdité du régime ; au niveau artistique la liberté de création, l’art et le rôle de l’art dans la société, le geste artistique – le stylo pour l’écrivain, la couleur pour le peintre.

Avec La leçon d’allemand, Siegfried Lenz acquiert ses lettres de noblesse et devient l’un des écrivains allemands les plus connus de la littérature de l’après-guerre et d’aujourd’hui. Il est l’auteur de quatorze romans, de nombreux récits et nouvelles, d’essais et de pièces théâtrales. Sa première pièce, Zeit der Schuldlosen/Le temps des innocents, représentée en 1961, est imprégnée de Sartre et de Camus et toute son œuvre pose le problème de la résistance et celui de la responsabilité. Fils d’un douanier né en 1926 en Mazurie, dans la Prusse-Orientale devenue la Pologne, il est enrôlé dans les Jeunesses hitlériennes à l’âge de treize ans, puis dans la marine allemande en 1943 et aurait adhéré au parti national-socialiste en juillet de la même année. Il déserte l’armée du Reich et se livre aux Anglais. Après sa libération, en 1945, il s’installe à Hambourg, reprend des études de philosophie et de littérature anglaise et assure la chronique littéraire dans le journal Die Welt. Il publie ses premiers romans à partir des années 50. La leçon d’allemand se compose de vingt chapitres aux longues et magnifiques descriptions, transcrites au théâtre par Sarah Oppenheim sous forme de peintures.

La metteure en scène a judicieusement choisi un environnement scénographique composé de toiles peintes. On sent les embruns de la mer du Nord, la brume et l’eau, les frimas et le vent dans les arbres, la lumière tamisée de l’hiver sur les toiles aux patines grises et bleutées déclinées, absolument superbes et magnifiquement éclairées. Les ombres s’y projettent et les personnages se dédoublent. Les peintures sont d’Aurélie Thomas et Cécilia Galli, la scénographie d’Aurélie Thomas qui a aussi réalisé les costumes, les lumières de Pierre Setbon, assisté de Hugo Fleurance. Des feuilles mortes gisent sur un sol de sable noir. Des bruits de vagues, de mouettes et de mer, se mêlent aux bruits des pinceaux (son Julien Fezans).

A travers ce paysage brouillé de l’enfance qui reflue, du fond de sa cellule Siggi écrit inlassablement et revient sur le passé. Il donne vie à ses fantômes – son père, sa sœur, l’ami peintre, tous bien interprétés – et se laisse déborder par ces souvenirs qu’il voudrait maitriser et comprendre. Les joies du devoir sont pour lui l’opportunité de poser la question du choix individuel et de l’éthique, face à une société où la bêtise et la violence du moment imposaient de RÉSISTER.

Brigitte Rémer, le 30 mai 2019

Avec : Maxime Levêque, Fany Mary, Rodolphe Poulain, Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre. Scénographie et costumes Aurélie Thomas – peinture Aurélie Thomas, Cécilia Galli – son Julien Fezans – lumières Pierre Setbon, assisté de Hugo Fleurance – vidéo Kristelle Paré. La leçon d’allemand de Siegfried Lenz est publiée aux éditions Robert Laffont dans une traduction de Bernard Kreiss.

Du 15 au 26 mai 2019, mercredi au samedi à 20h, dimanche à 16h – Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ de Manœuvre, 75012 Paris – Tél. : 01 43 74 24 08 – Site : www.theatre-du-soleil et www.lebalrebondissant.com

 

Salon du livre des Balkans 2019

9ème édition – vendredi 12 et samedi 13 avril 2019 – à l’INALCO / Bulac / Pôle des Langues et Civilisations.

Le Salon du livre des Balkans poursuit sa route, d’année en année, oeuvrant à la promotion des auteurs et des littératures de cette aire géographique, et des éditeurs qui les publient. Une table ronde, Portrait de Bucarest ville mosaïque, animée par Cristina Hermeziu a rassemblé beaucoup de monde et de nombreuses cartes blanches ont permis de débattre autour des écritures d’Albanie, Bosnie, Bulgarie, Kosovo, Moldavie, Roumanie et Slovénie.

Ainsi, animée par Pascal Hamon, une carte blanche à Lionel Duroy, journaliste et écrivain prolixe – il a publié dix-sept romans – pour son dernier ouvrage Eugénia, sur la Roumanie des années 30 et l’antisémitisme. Une autre carte blanche à Marie-Christine Navarro, réalisée en dialogue avec Evelyne Noygues pour son livre intitulé DÉ-SO-LA-TION. L’auteure a parlé des rescapés de la Méditerranée et de ceux qui chaque jour, meurent au cours de la traversée, se faisant le porte-parole des « voix étouffées de ceux qui ont péri en mer… » Elle a relaté l’existence du Village pour tous, situé à Lesbos – qui a obtenu le prix du Haut Conseil pour les Réfugiés – dont le concept vise à réunir différentes catégories de populations dans un ancien camp de vacances : réfugiés, SDF grecs, fous, reines de Saba déchues venant accoucher, toutes personnes ayant besoin de soins etc. Marie-Christine Navarro a relaté ce passage, de la grande tragédie à la solidarité, avec empathie. Dans son livre elle juxtapose les passages poétiques, les anecdotes plus légères, les extraits de récits de rescapés. « N’attend rien de la nuit… » Elle décrit aussi la disparition d’un lieu qu’elle caractérisait de magique : un café bar intitulé Damas, tenu par un Libyen, devenu Grill House, rayant un symbole fédérateur et chaleureux. Intarissable et passionnée sur « son épopée des temps modernes » elle présente un livre composé d’une écriture chorale et de photos en noir et blanc. « En situation de mort on quitte son pays, mais il y a toujours une volonté de retour » ajoute-t-elle.

Autre manifestation, un café littéraire Aller-Retour Paris-Balkans a réuni autour de Nicolas Trifon, Luan Starova, écrivain, traducteur et diplomate macédonien d’origine albanaise, accompagné du peintre Ömer Kaleshi ; Jasna Samic, Prix du Public 2018 du Salon du livre des Balkans pour Les contrées des âmes errantes. Ömer Kaleshi a voyagé de Macédoine du Nord en Turquie puis en Anatolie où il a découvert la mouvance soufie qui l’a beaucoup inspiré. Il a vécu à Paris dans les années 60 où il a eu un atelier. Luan Starova a fait des études de droit à Istanbul avant de rentrer au pays natal, à 30 kilomètres de Monastir. Il a voyagé à travers l’histoire de son père –  qui a vécu la chute de trois empires : ottoman, nazi et stalinien – par un récit sur l’épopée des livres de sa bibliothèque, intitulé Les livres de mon père. Il a publié ses entretiens avec Ömer Kaleshi, Entretiens avec Omer Kaleshi, Skopje-Istanbul-Paris et parle de la grâce poétique de l’artiste peintre, le comparant à Brancusi dans sa manière de ne rien lâcher et de rester fidèle à sa conception originelle, hors de l’influence occidentale.

Pour la troisième fois le Prix du Salon du livre des Balkans a été décerné, parmi une sélection de livres de la région des Balkans – romans, pièces de théâtre, poèmes etc. – par un Jury composé des étudiants de l’INALCO. C’est  Jean Louis Bachelet, pianiste et auteur dramatique, qui a reçu le Prix 2019 pour son premier roman, Noces tchétchènes – Vie et mort d’un kamikaze, publié aux Éditions franco-slovènes & Compagnie. Comme chaque année, le Salon du livre des Balkans a prêté à une rencontre entre plusieurs écoles. Ensemble elles ont fait découvrir, en français et en langue originale, des personnages du folklore Balkan : « Karaghiosis/théâtre d’ombres » pour l’école grecque de Châtenay-Malabry ; « Nasreddine Hodja » pour l’école turque de Paris, De la Seine au Bosphore ; « Pierre le Rusé/Hitar Petar » pour l’école bulgare de Paris, Cyrille et Méthode. Enfin, la romancière et plasticienne Ornela Vorpsi, Albanaise, présentait une série de photographies, peintures et dessins présentant « des visages et des corps enveloppés dans le noir et blanc, rêveurs, rappelant les grands maîtres de la peinture, ou encerclés par le rouge pour souligner l’essence même de son travail artistique, la non-évidence de l’existence… »

Le Salon du livre des Balkans fait un remarquable travail à partir de l’association Fête du Livre des Balkans, chargée de son organisation. Pascal Hamon son fondateur s’est entouré de collaborateurs d’horizons différents, apportant tous et chacun, leur savoir-faire et connaissance des pays et s’appuyant sur un précieux partenariat avec le Pôle des Langues et Civilisations de l’INALCO/Bulac. C’est, pour les auteurs et éditeurs issus des Balkans, le point de passage obligé permettant de se rencontrer et d’allier leurs forces, pour mieux échanger et se faire connaître auprès de tous, et dans le monde.

Brigitte Rémer, le 27 avril 2019

Comité d’orientation et d’organisation : Pascal Hamon/fondateur du salon, Loran Biçoku, Jean Claude Ducroux, Evelyne Noygues, Hélène Rousselet, Yves Rousselet, Ornela Todorushi, Pierre-Yves Glachant – Réalisation Juliana Riska.

Salon du livre des Balkans, 12 et 13 avril 2019 – à l’INALCO/ Bulac/ Pôle des langues et civilisations – 65 rue des Grands Moulins, 75013. Paris – métro : Bibliothèque de France, ou Chevaleret. Site : www.livredesbalkans.net

Akaji Maro. Danser avec l’invisible

Présentation, entretiens, traduction Aya Soejima – Ouvrage publié aux éditions Riveneuve/Archimbaud, en mars 2018.

Akaji Maro est acteur et danseur de butô, metteur en scène et chorégraphe, directeur artistique de la compagnie de danse Dairakudakan. Il est né en 1943 à Nara, à l’ouest du Japon, fut très impliqué dans les mouvements contestataires des années 60/70 et le théâtre underground. « Dans le théâtre underground, on était contre le système, la censure, on aimait la radicalité, ce qui sentait le soufre… » dit-il.

Maro participe avec Jûrô Kara à la création du Jôkyô Gekijô, troupe dans laquelle il débute et interprète les rôles principaux. Sa rencontre avec le maître du butô et amoureux de l’écriture de Jean Genêt, Tatsumi Hijikata, est pour lui fondatrice, c’est aussi la porte d’entrée qui lui donne accès à des intellectuels et artistes singuliers, comme l’écrivain Yukio Mishima et le photographe Nobuyoshi Araki. Il fonde sa compagnie en 1972, Dairakudadan, prenant de la distance avec le théâtre et s’oriente vers la danse. Autour de lui s’y produisent notamment Ushio Amagatsu, fondateur en 1975 de la célèbre compagnie Sankaï Juku, Kô Murobushi, danseur et chorégraphe de Butô très reconnu au Japon et qui a notamment travaillé avec Bartabas dans Le Centaure et l’animal, Carlota Ikeda qui crée la Compagnie Ariadone uniquement composée de femmes et qui explore une forme de butô libre. Sa troupe sillonne pays et continents, faisant découvrir le butô tant aux États-Unis qu’en Europe. Séduits par sa forte personnalité et son physique de yakusa – cette célèbre organisation du crime – Maro a intéressé de nombreux réalisateurs, ainsi Kô Nakahira qui l’a engagé en 1970 dans son film Une Âme au diable, présenté au Festival de Cannes.

Akaji Maro. Danser avec l’invisible donne la parole à l’artiste. Dans une première partie, Akaji Maro répond aux questions de son interlocutrice, Aya Soejima et se raconte. Suivent quatre pages de photos présentant l’artiste en majesté, visage peint, mi Nosferatu, mi guerrier à la Kurosawa, sorte de diva concentrée et inquiétante. Une seconde partie d’une quarantaine de pages livre ensuite ses réflexions sur les origines du butô né sur la vision fantomatique des irradiés par la bombe atomique ; sur sa pratique de la collecte des gestes ; sur ses fondamentaux et ses oscillations entre le théâtre et la danse ; sur sa conception du corps-espace et sur la signification du fard blanc ; sur ses liens avec l’invisible. Une courte postface signée du pionnier de la musique électronique, Jeff Mills, intitulée Maître du « monde réel » ferme cette danse avec l’invisible : « Je le considère comme un Maître qui exerce dans l’art de la Réalité. Il nous rappelle d’une façon constante d’autres voies du possible ou des chemins de traverse. »

Aya Soejima a longtemps observé son sujet à la personnalité contrastée, le regardant travailler, s’exprimer, rencontrer. « Tel un rituel désormais immuable, je me rends deux fois l’an au studio de Dairakudadan à Tokyo pour assister à la revue déglinguée de fin d’année ou pour interviewer Maro et ses danseurs… C’est dans ces moments d’intimité que Maro m’a raconté sa vie d’artiste vagabond des années soixante et soixante-dix avec son florilège d’anecdotes souvent truculentes. C’est dans ces moments qu’il m’a fait part aussi de ses doutes, des paris qu’il a gagnés, de ses échecs, de sa fidélité immuable vis-à-vis de ses danseurs, de sa vision de la vie. »

Dans cet ouvrage d’une bonne centaine de pages, il parle de son enfance, de ses racines, d’une mère chassée de la famille à la mort de son père alors qu’il a un an, de son éducation par sa vraie/fausse grand-mère paternelle, des petits boulots très tôt, des galères, du contexte socio-politique dégradé, du parcours artistique et personnel, des rencontres. Il raconte les numéros de kimpun show dans les cabarets, le corps enduit d’huile dorée, l’atelier de formation des danseurs créé avec Ushio Amagatsu, l’ancienne usine désaffectée rénovée par les vingt membres de la Compagnie, devenu lieu emblématique de création et de recherche avant de tomber en faillite en raison de la gestion douteuse du conseiller financier, sa manière de poursuivre les actions de création et de formation. Le livre suit les sinuosités et digressions de sa pensée et de sa parole.

Le livre Akaji Maro. Danser avec l’invisible a reçu le Prix de la Critique 2017-2018 remis le 18 juin par le Syndicat de la critique théâtre, musique et danse, dans la section Danse, prix partagé avec Isabelle Launay pour son ouvrage Poétiques et Politiques des répertoires, les danses d’après, I, édité par le Centre National de la Danse.

C’est une belle initiative des éditions Riveneuve qui mène le lecteur au cœur de la création artistique d’un moment donné – les années 1960/70 –  dans le contexte d’un pays qui tente de se relever de l’agression atomique, le Japon, pays qui a vivement intéressé les créateurs et le public français et qui fut plusieurs fois à l’honneur au Festival Mondial du Théâtre de Nancy créé et longtemps dirigé par Jack Lang, ainsi qu’au Festival d’Avignon.

Brigitte Rémer, le 3 juillet 2018

Akaji Maro. Danser avec l’invisible, édition Riveneuve/Archimbaud. Paris. Mars 2018. (117 pages) – 12 euros – Tél. : 01 45 42 23 85 – Site : www.riveneuve.com

L’éducation artistique dans le monde – Récits et enjeux.


Ouvrage collectif sous la direction d’Éric Fourreau publié aux éditions de l’Attribut.

Communiqué de presse – Si l’éducation artistique est désormais affichée comme une priorité politique en France, c’est loin d’être le cas ailleurs. Ce livre est le premier à retracer toute une série d’expériences conduites à travers le monde en matière d’éducation artistique, tout en faisant le point sur les politiques éducatives et culturelles mises en œuvre.

Il montre l’extrême diversité des politiques et des actions qui
 ont cours sur l’ensemble des continents : des engagements
 de la compagnie Teatro Trono dans les bidonvilles de La Paz,
 en Bolivie, jusqu’au projet Learning Through Arts du musée 
Guggenheim de New York, en passant par les initiatives des artistes du centre Koombi, au Burkina Faso, l’enseignement
du cinéma et des médias en Corée du Sud, l’énergie 
cathartique de l’École de cirque de Palestine ou la politique
 d’éducation artistique et culturelle du département de la Seine-Saint-Denis…

Autant d’études de cas illustrant des situations particulières, complétées par les analyses des plus grands spécialistes sur les enjeux de l’éducation artistique à l’heure de la globalisation, sur une alternative éducative mondialisée, ou encore l’éclosion des orchestres de jeunes à travers la planète.

Auteurs : Razan Al-Azzeh, Balázs Berkovits, Cecilia Björklund Dahlgren, Marie-Christine Bordeaux, Ralph Buck, Gemma Carbó, Francis Cossu, Claudine Dussollier, Emmanuel Ethis, Lígia Ferro, Éric Fourreau, Carlos Fragateiro, Luvel García Leyva, Souria Grandi, Teunis Ijdens, Giulia Innocenti Malini, Ivan Jimenez, Alain Kerlan, Jean-Marc Lauret, Myriam Lemonchois, François Matarasso, Nathalie Montoya, Hania Mroué, Iván Nogales Bazán, Nevelina Pachova, Giusy Pisano, Jean-Yves Potel, Maria Lúcia de Souza Barros Pupo, Brigitte Rémer, Christelle Renoux, María Inés Silva, Barbara Snook, Kouam Tawa, Luísa Veloso, Emmanuel Wallon, Aurélien Zolli.

En vente (20 €) en librairie et sur www.editions-attribut.fr (320 pages) – Courriel : info@editions-attribut.fr – Pour tout renseignement : 06 82 95 26 73.

 

Salon du Livre des Balkans

© Yves Rousselet

8ème édition du Salon du Livre des Balkans, les 25 et 26 mai 2018 à l’Inalco/Pôle des langues et civilisations, Paris 13.

Créé en 2011 par un connaisseur et grand passionné des pays Balkaniques, Pascal Hamon, la 8ème édition du Salon du livre des Balkans s’est déroulée les 25 et 26 mai 2018, croisant trois thèmes : Le Danube, Écrivains scénaristes et Les Fantasmes.

La manifestation rassemble chaque année des écrivains, éditeurs et libraires venant d’Albanie, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Croatie, Grèce, Kosovo, Macédoine, Monténégro, Roumanie, Serbie, Slovénie, Turquie ainsi que les acteurs de France s’intéressant aux littératures de ces pays. Ainsi l’association Albania qui porte le Salon, l’agence Botimpex, les Éditions franco-slovènes & Cie, Fondencre, l’Union des éditeurs de voyage indépendants qui fédère entre autres Intervalles, Géorama, Ginkgo, Bouts du monde, et beaucoup d’autres. Toutes initiatives contribuant à la promotion des écrivains de la région s’y diffusent, comme ce spectacle présenté par la Compagnie l’Embellie Turquoise à partir du texte de Matéi Visniec, La Femme comme champ de bataille. L’événement s’inscrit dans le paysage des salons littéraires impliqués dans cette région du monde. Son Comité d’Honneur se compose de Nedim Gursel, Maya Ombasić, Driton Kajtzazi, Jordan Plevnes et Michel Volkovitch. Il permet aux éditeurs et éditrices de présenter leurs catalogues, accueillent les auteur(e)s sur stand et les mettent en relation avec le public en organisant des signatures.

L’édition 2018 s’est ouverte sur un hommage au jeune photographe Jérémie Buchholtz, mort accidentellement en septembre dernier, qui avait présenté en ce même Salon du Livre des Balkans il y a deux ans, son travail sur Skopje, réalisé en 2013 à la demande de l’Institut français de la capitale macédonienne. De cette ville en partie rasée par un tremblement de terre, Jérémie Buchholtz rapportait, par images interposées, le choc culturel et architectural reçu en observant la ville et ses habitants : une ville coupée en deux par le fleuve Vardar qui accueille au nord la population musulmane et de l’autre côté, les Macédoniens orthodoxes. Il s’était alors posé la question : « Qui va à quel endroit ? » témoignant par ses photographies en noir et blanc, de la lumière et de l’identité macédonienne, dans sa diversité.

Emmanuel Bovet prend le relais cette année et présente les photographies de son voyage au fil du Danube, publié aux éditions Filigrane sous le titre East Stream. Le Fonds de dotation Agnès b en est partie prenante. Photographe et vidéaste, Emmanuel Bovet aime à montrer les paradoxes de la vie quotidienne à travers des thèmes éclectiques et à découvrir les réalités de la vie des gens, en Irak, au Japon et ailleurs, aujourd’hui en Europe centrale. Son travail témoigne ici du bouleversement des paysages traversés dans dix pays d’une Europe qui se réinvente – Allemagne, Autriche, Hongrie, Slovaquie, Croatie, Serbie, Roumanie, Bulgarie, Moldavie, Ukraine – et se fait l’écho des gens qu’il rencontre, sur l’eau et sur les routes. Ses photographies aiment à révéler ce qui est enfoui au plus profond et qu’on ne voit pas à l’œil nu, elles sont une invitation au voyage, une initiation. « Voyager, c’est peut-être être capable d’attendre, disponible, que se produise le mystère de cette sublime installation quand, au-dessus du miroir gris bleu de l’eau, délimité par le rythme des sphères rosies par le petit matin, un sfumato de brume vient estomper la lumière au réveil. Emmanuel Bovet dit que c’est le Danube. Il faut le croire » écrit Christian Caujolle, fondateur de l’Agence Vu, dans la préface du livre.

Le Salon est aussi un espace public de débats donnant lieu à de fructueux échanges : une table ronde sur le thème Le Danube au travers de ses villes et de ses populations s’inscrit dans le droit fil de l’exposition ; une Carte blanche à Paul Vinicius qui avait obtenu le Prix du Public 2017 et présentait cette année son recueil de poèmes, L’imperceptible déclic du miroir, publié aux éditions Charmides. Une table ronde sur le thème La Littérature roumaine actuelle, part de la spiritualité balkanique, qui a rassemblé de nombreux écrivains roumains présents sur le Salon comme Radu Bata, Florin Lazarescu, Cristina Hermeziu etc… avec la participation active de l’Institut Culturel Roumain de Paris. Une autre table ronde sur le thème des Écrivains scénaristes dans les Balkans, a donné lieu à de belles confrontations, une autre sur le thème : Les Balkans terre de fantasmes et terre de création, avec des lectures sur le thème, à travers l’œuvre de Feri Lainscek avec Halgato, d’Emmanuelle Favier avec Le Courage qu’il faut aux rivières, de Vesna Maric avec Bluebird, d’Ismail Kadaré avec Le Palais des Rêves.

Un hommage à Robert Elsie, né à Vancouver et disparu en 2017, a été rendu à ce grand érudit et traducteur, passionné d’Albanie depuis la fin des années 70. Il a notamment travaillé à Bonn sur la linguistique comparée et a publié plusieurs dictionnaires dont un Dictionnaire des religions, mythologies et folklore albanais, un Dictionnaire de la littérature albanaise en deux volumes, un Dictionnaire biographique de l’Histoire albanaise, un Dictionnaire sur le Kosovo, à partir du conflit de 1998/99, donnant de précieuses informations sur les institutions, la géographie et les villes.

On peut noter la rencontre avec les élèves de l’école bulgare Cyrille et Methode de Paris, consacrée à la présentation de l’oeuvre de Yordan Raditchkov (1929-2004), une rencontre très suivie notamment par la communauté bulgare de la capitale. Par ailleurs deux Prix ont été, comme chaque année, attribués : Le “Prix du Public” 2018, à Jasna Samić pour Un thé avec Karpionović à Paris, texte choisi parmi dix autres en compétition : « … Dès que je lui verse du thé dans sa tasse, il me prend la main : Assieds-toi ici, juste un peu. Il est passé au tutoiement ! Il m’attire vers lui … » et le “Prix du Salon du livre des Balkans” à Milena Marković, auteure d’une pièce publiée aux éditions Espace d’un instant, intitulée La forêt qui scintille, qui fait se croiser, s’affronter et s’ignorer jusqu’au petit matin des personnages au bord du monde.

Au fil des ans, le Salon du livre des Balkans s’ancre un peu plus dans les territoires concernés, en dialogue avec la France et ses milieux littéraires. Il permet des synergies entre les auteurs, les éditeurs et les traducteurs et favorise la découverte de nouveaux textes et d’univers poétiques et littéraires singuliers. Il développe de nouveaux partenariats et permet la conclusion d’accords avec d’autres salons du livre dans le monde, présents dans les pays balkaniques. Une belle initiative, simple et obstinée, un vrai travail et de petits moyens, chaque pays comme un continent à découvrir.

Brigitte Rémer, le 15 juin 2018

Salon du Livre des Balkans, Pôle Universitaire des Langues et Civilisations Inalco- Bulac/ Bibliothèque universitaires des langues et civilisations 65 rue des Grands Moulins, 75013. Paris –  Métro : BNF François Mitterrand, sortie Chevaleret – www.livredesbalkans.net (entrée libre) – Organisation du Salon : Association Albania, 34 rue de Toul 75012 – Tél. 00 33(0)6 64 82 20 79.
 

 

Danse, Histoire, Formation, Recherche

Publié en octobre 2017, cet ouvrage réunit les communications de treize chercheurs franco brésiliens engagés dans le domaine de la danse.

Ils s’étaient réunis au Brésil au cours du séminaire FranceDanse 2016, organisé par Cássia Navas, Isabelle Launay et Henrique Rochelle.

Onze universités, brésiliennes et françaises y participaient. De nombreux partenaires y étaient partie prenante, dont l’Institut Français, la Biennale de Danse de Fortaleza, le Théâtre Sergio Cardoso de São Paulo et d’autres.

On y trouve des textes en portugais traduits en français et/ou en anglais.

Dança, História, Ensino e Pesquisa Organizado por Cássia Navas, Isabelle Launay e Henrique Rochelle, esse livro apresenta os resultados de um seminário que reuniu 13 pesquisadores de 11 universidades brasileiras e francesas. Textos em Português, Francês e Inglês

Dance, History, Education, Research Organised by Cássia Navas, Isabelle Launay and Henrique Rochelle, this book presents the results of a seminar that put together 13 researchers from 11 universities from Brazil and France. Texts in Portuguese, French and English.

https://issuu.com/cassia.navas/docs/dan__a__hist__ria__ensino_e_pesquis – www.cassianavas.com.br

 

Le Syndicat des algues brunes

Un roman-photo imaginé et écrit par Amélie Laval – photographies de Cécile Rémy – publié aux éditions FLBLB.

La sortie de ce roman-photo tant attendu, lié à la complicité d’Amélie Laval et Cécile Rémy est annoncée pour Février. Un titre mystérieux, Le Syndicat des algues brunes, une intrigue qui l’est tout autant, un bel ouvrage plein de suspens. C’est un récit d’anticipation sur une Terre où les rapports de force ont changé, où les métamorphoses intempestives côtoient l’art martial, et où les animaux se révèlent plus bavards que prévu.

C’est un roman-photo sans trucage ni intervention de photoshop. Les costumes sont en peau de vison du grand couturier Emmaüs et les effets spéciaux n’ont rien à envier aux premiers Star Wars. Un talent d’inventivité et le système D comme Débrouillardise en sont les principaux moyens techniques ! En témoignent des séances photo dans les calanques marseillaises au mois d’avril, en plein mistral glacé ou au fond d’une eau à 14 degrés ; ou encore les sessions de petites mains en confection et couture des costumes, jusqu’au milieu de la nuit.

Le Syndicat des algues brunes a nécessité deux années de travail et six mois de repérage, à Marseille essentiellement, lieu principal de tournage, sans compter les nombreuses semaines de shooting photos. C’est une grande aventure collective qui a mobilisé de nombreux figurants, acteurs, amis, copains, amis d’amis, voisins, qui ont soutenu et aidé la jeune et belle entreprise qui aboutit aujourd’hui à un grand livre format A4 de 240 pages couleur. Présenté en avant première au Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM) de Marseille en janvier dernier, puis pour séances de dédicaces au Festival de la BD d’Angoulême. Succès déjà assuré. Courez réserver votre volume !

https://www.helloasso.com/associations/boucherie/collectes/soutenez-le-syndicat-des-algues-brunes

 

Lieux Saints partagés en Europe et en Méditerranée

Notre-Dame qui fait tomber les murs © MuCEM-IDEMEC. Manoël Pénicaud

Exposition au Musée National de l’Histoire de l’Immigration – Commissariat général : Dionigi Albera et Manoël Pénicaud, anthropologues.

Présentée en 2015 au Mucem, l’exposition Lieux Saints partagés en Europe et en Méditerranée se re-pense et se ré-écrit à chaque fois qu’elle fait escale. Première escale après Marseille, Paris. L’exposition a pour objectif de questionner le croisement et la coexistence des trois religions monothéistes que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam, à partir d’une approche anthropologique. « Les lieux saint à la différence des lieux de culte – mosquée, église ou synagogue – sont habités par la puissance d’un personnage comme Abraham, Elie ou Marie. Ils deviennent ainsi de véritables lieux de pèlerinage avec une date et des interventions précises qui répondent à des démarches individuelles. C’est là qu’apparaît le phénomène de partage » dit Manoël Pénicaud, co-commissaire.

Un parcours en quatre étapes est proposé au visiteur. La première, Une terre sainte et saturée de sens, part de la lithographie de Marc Chagall, Abraham et les trois anges, emblématique du thème de l’hospitalité pour les trois religions et met Jérusalem sous le projecteur. Avant d’être le lieu des dissensions politiques comme elle l’est aujourd’hui, elle fut le symbole des trois monothéismes : le mizrah du judaïsme, mur qui oriente les prières vers Jérusalem, le Saint-Sépulcre des catholiques lieu de la Résurrection dont une maquette recouverte de nacre montre ici les détails, l’Esplanade des Mosquées pour l’Islam d’où le prophète Mohamed se serait élancé dans le ciel à partir de la mosquée Al Aqsa. La figure de Marie citée dans le Coran autant que dans la Bible apporte ses annonciations et ouvre sur la Basilique de la Nativité. L’exposition a retenu trois villes comme symboles de la coexistence des religions où, aujourd’hui encore et malgré les conflits, elles se côtoient : Hébron, peuplée d’une majorité de palestiniens musulmans et d’une minorité de colons juifs, ville sous haute tension depuis la Guerre des six jours de 1967 qui la plaçait sous autorité militaire puis administrative israélienne, et où, de fait, le Caveau des Patriarches se trouve partagé entre musulmans et juifs. La grotte d’Elie sur le Mont Carmel, près d’Haïfa au nord d’Israël, lieu de pèlerinage où se retrouve les trois religions, complétées de la confession Druze qui s’appuie sur l’unité absolue de Dieu, synthèse du mysticisme musulman ainsi que du syncrétisme d’autres religions, entre autre perse et indienne. Le tombeau du prophète Samuel situé au nord de Jérusalem sur le site de Mitzpah qui a érigé une mosquée sur les vestiges d’une église médiévale et où les rites, depuis toujours, sont partagés entre juifs et musulmans.

Faisant le constat que les îles, plateformes pour le commerce et la navigation, sont souvent un point de contact entre civilisations rivales et souvent hostiles, les commissaires ont intitulé cette seconde étape de l’exposition Des îles carrefour. Qui eut pensé que dans l’actualité tragique de Lampedusa avec l’arrivée massive de migrants, cette île cachait dans une grotte, un oratoire dédié à la fois à la vierge et à un saint musulman, et qu’au Siècle des Lumières elle représentait un idéal utopique qui inspira Diderot et Rousseau ? Que Djerba en Tunisie cache une histoire où se mêlent des récits juifs et musulmans et où nombre de juifs tunisiens contraints à l’immigration y reviennent en pèlerinage, à la recherche de leurs racine ? Que l’île de Büyükada au large d’Istanbul accueille dans le monastère grec orthodoxe de Saint-Georges dit le Monastère des musulmans des fidèles de toutes confessions, majoritairement non chrétiens ? Que La Canée, située sur la côte nord-ouest de l’île grecque de Crète était un creuset interculturel et multiconfessionnel ? L’exposition en apporte les traces par de nombreux objets, bijoux, amulettes, carreaux de faïence, photos, sculptures et ex-votos.

D’une rive à l’autre, troisième étape, parle de conquêtes et de colonisation et témoigne des déplacements de population. Ainsi, dès le XIXème siècle, la conquête française de l’Algérie et les symboles catholiques essaimés, tels statues, églises et chapelles. La figure de Marie est un symbole récurrent qu’on trouve dans de nombreuses villes d’Algérie comme Notre-Dame-d’Afrique à Alger ou Notre-Dame-de-Santa-Cruz à Oran, les musulmans s’en sont emparés et ont poursuivi leurs dévotions après la décolonisation. L’émir Abd El Kader, chef de la résistance algérienne contre la colonisation, est une figure phare du dialogue inter-religieux. L’exposition le présente sous l’angle de la spiritualité, de la tolérance et de l’étude des textes, dans une volonté du dialogue islamo-chrétien : « Si tu penses que Dieu est ce que croient les diverses communautés – musulmans, chrétiens, juifs, mazdéens, polythéiste et autres – il est cela et autre que cela » écrit-il. Des Roms, chrétiens et musulmans prient au Sanctuaire Sainte-Rosalie de Palerme, lors d’une fête annuelle nommée Hederlezi. Les Tamouls, chrétiens et hindous, dont une communauté importante s’est installée dans la ville, s’y rendent aussi pour prier.

La quatrième et dernière étape de l’exposition nommée Bâtisseurs de paix, présente, dans une première partie les trajectoires de personnalités qui ont établi des passerelles entre les religions et les cultures : Louis Massignon, grand orientaliste et professeur au Collège de France, qui fut médiateur auprès de l’église catholique pour la reconnaissance de l’Islam. L’un de ses disciples spirituels, Paolo Dall’ Oglio, un jésuite italien qui a fondé à partir de 1982 un monastère en Syrie dédié à l’hospitalité et au dialogue interreligieux et qui est aujourd’hui retenu à Raqqa, par l’organisation Etat Islamique. André Chouraqui, issu du Judaïsme, traducteur de la Torah, de la Bible et du Coran qui fut un passeur, engagé dans le dépassement des conflits.

La seconde partie sur les Bâtisseurs de paix met l’accent sur les initiatives novatrices des projets architecturaux qui favorisent la rencontre et le dialogue interconfessionnels. Ainsi, la Basilique universelle de la paix et du pardon de la Sainte Baume, s’inscrit dans le mouvement d’après-guerre du renouveau de l’Art sacré en France. Un entrepreneur, Edouard Trouin souhaitait y construire, au-delà de la Basilique, une Cité de la contemplation. Il avait mobilisé Fernand Léger pour illustrer le projet et Le Corbusier pour la conception de la cité d’accueil des pèlerins dont ce dernier réalisa les plans, pour un projet qui ne verra pas le jour. L’exposition évoque aussi ces espaces intermédiaires que sont les lieux de prière et de méditation interconfessionnels dans les aéroports et House One à Berlin, projet de maison de prière et d’enseignement des trois religions conçu par l’agence d’architecture Kuehn Malvezzi. Elle montre aussi : l’œuvre architecturale de Nikos Stavroulakis, autre figure du judaïsme méditerranéen fils d’un père grec orthodoxe et d’une mère juive originaire d’Istanbul, artiste, professeur d’histoire et directeur du Musée juif d’Athènes, restaurateur de la synagogue Etz Hayyim à la Canée, en Crète ; un Lieu de recueillement et de prière conçu par Michangelo Pistoleto en 2009 ; des photos réalisées par Alain Bernardini entre 2003 et 2011, sous le thème Les Désactivés mettant en situation des responsables religieux déplacés dans un autre lieu de culte que celui de leur appartenance ;  la quête spirituelle de Cheikh Khaled Bentounès, né en Algérie, guide de la confrérie soufie Alâwiyya. « Plus nous serons nombreux à choisir de mieux vivre ensemble, plus notre engagement changera le monde » dit-il.

Travailler sur les identités religieuses aujourd’hui n’est pas chose facile. A ce titre, l’exposition relève du défi et a une réelle utilité, historique et pédagogique. Les deux anthropologues commissaires de l’exposition, Dionigi Albera et Manoël Pénicaud, directeur et chargé de recherche au CNRS, directeur et membre de l’Institut d’ethnologie méditerranéenne européenne et comparative (IDEMEC) à la Maison méditerranéenne des Sciences de l’Homme d’Aix-en-Provence, en ont assuré l’élaboration et le contenu scientifique. Conçue comme une déambulation dans le Bassin Méditerranéen, l’exposition utilise tous types de supports comme photos anciennes et récentes, icônes, manuscrits, dessins et tableaux, vidéos et films documentaires, atlas, bijoux, livres sacrés, amulettes, carreaux de céramique, maquettes, statuaires etc… Ce qui compte, au-delà de l’objet présenté, c’est la pensée qui guide le parcours et la place dans l’histoire de l’immigration, dans celle des croyances et des comportements religieux en un geste d’humanisme. Entre ouverture et fermeture, frontières et nœuds de circulation, l’exposition Lieux Saints partagés en Europe et en Méditerranée montre les interactions entre fidèles de religions différentes et recherche du mieux vivre ensemble. Une utopie et un espoir compte tenu de la complexité du monde contemporain.

Brigitte Rémer, le 6 janvier 2018

Du 24 octobre 2017 au 21 janvier 2018, Musée National de l’Histoire de l’Immigration – Palais de la Porte Dorée 293 avenue Daumesnil. 75012 – tél. : 01 53 59 64 30 – mail : palais-portedoree. fr – métro : Porte Dorée. Un catalogue, Coexistences en Europe et en Méditerranée, a été co-édité par le Musée National de l’Histoire de l’Immigration et Actes Sud.

 

D comme Deleuze

© Didier Crasnault

Ecriture collective autour de l’œuvre de Gilles Deleuze – Mise en scène Cédric Orain – Compagnie La Traversée.

Il s’agit d’une « conférence un peu mouvementée autour de l’œuvre de Gilles Deleuze » informe le dossier de presse. Deleuze lui-même est un mouvementé dans la vitalité de sa pensée, il transforme notre perception de la vie et du monde, travaille sur le sens et le non sens, sur le sens interdit le désir, sur l’inconscient.

Né en 1925, agrégé de philosophie en 1948, il est au zénith de sa pensée dans les années 68 et nommé professeur en 69 à l’Université naissante donc expérimentale de Paris 8 Vincennes (devenue Saint-Denis) après soutenance de sa thèse sur les concepts de différence et répétition. Il marque de son empreinte l’Université comme il marque les étudiants qui l’ont approché et se précipitaient à ses séminaires, sorte de causeries et de temps d’échange des plus conviviaux. On affichait complet chez Deleuze, on réinventait la relation maître/élève, on construisait des labyrinthes.

Le philosophe s’intéresse d’abord aux auteurs les moins en vogue à l’époque comme Hume, Spinoza, Nietzsche et Bergson qui l’inspire particulièrement, Foucault plus tard, fait une rencontre magistrale avec le psychanalyste Félix Guattari. Ensemble ils commettent plusieurs ouvrages dont deux devenus phares, dans la série Capitalisme et schizophrénie : L’Anti-Œdipe en 1972 où ils posent la question de l’inconscient : « Ce n’est pas un théâtre, mais une usine, un lieu et un agent de production. Machines désirantes : l’inconscient n’est ni figuratif ni structural, mais machinique… » et Mille Plateaux en 1990, où ils « retraversent tous les régimes de signes : la linguistique et l’écriture, mais aussi la musique, la philosophie, la psychiatrie, l’économie et l’histoire : celle des peuples et celle de l’appareil d’État. » Tous deux s’intéressent aux transformations du champ social, parlent d’art, de science et de politique, Deleuze reste pourtant fidèle à l’histoire de la philosophie, s’intéresse au cinéma et écrira sur ce thème deux ouvrages qui ont fait date, L’image-mouvement en 1983 et L’image-temps en 1985.

Alors que faire avec un tel agitateur d’idées, un franc tireur et libre penseur comme Deleuze quand on désire le porter au théâtre ? Lui, l’anti-héros, ne se laisse pas mettre en boîte si facilement. La compagnie a choisi de travailler sur les quatre premières lettres de son Abécédaire, long entretien télévisé élaboré par son ancienne étudiante Claire Parnet en 1988, réalisé par Pierre-André Boutang. La condition qu’il y mettait, lui qui n’acceptait pas d’être filmé, était de ne le diffuser qu’après sa mort.

A comme animal, B comme boisson, C comme culture, D comme désir. Cédric Orain, le metteur en scène, a choisi le thème de la conférence comme mise en situation et en espace. Trois acteurs sont autour d’une table, diffusant la parole jusqu’à ce que tout se dérègle. Il y a celui qui soliloque, celui qui ressemble furieusement au philosophe et celui qui vole, il est acrobate. L’esprit y est, le sérieux comme la dérision. On termine sur quelques mots dits par Deleuze et son immense éclat de rire, alors que, luttant contre la maladie, il se donne la mort, en 1995. « Ce sont les organismes qui meurent, pas la vie » avait-il écrit. La mise en scène est raisonnablement mouvementée et toute approche de Deleuze offre à penser.

Brigitte Rémer, le 18 novembre 2017

Avec Olav Benestvedt, Guillaume Clayssen, Erwan HaKyoon Larcher – lumière, régie générale Germain Wasilewski – administration, production, diffusion La Magnanerie : Julie Comte, Anne Herrmann, Victor Leclère, Martin Galamez – Site : www.latraverse.net

Du 30 octobre au 9 novembre 2017, 20h30 – L’Échangeur, Bagnolet 59, avenue du Général de Gaulle 93170 Bagnolet – Métro Galliéni –  www.lechangeur.org – Tél. : 01 43 62 71 20.

Spectacle créé le 1er mars 2017 au Phénix, Scène nationale de Valenciennes dans le cadre du festival cabaret de curiosités.

Lettre à Fadwa Souleimane

Salon du livre de Paris – Mars 2017 © Nîma photographie

 

Tes paroles me reviennent alors que ta famille et tes amis te portent aujourd’hui en terre. Tu avais accepté ce moment partagé pour préparer la Préface de ton livre de Poésie « À la pleine lune. »

Tu es née à Alep mais avais eu plaisir à parler de la ville où tu avais grandi, Safita : une ville colorée et pleine de soleil, adossée à la petite ville de Tartous au bord de la mer et posée sur trois collines. Tu avais évoqué ton caractère contemplatif, en disant : « J’absorbe les choses, je fixe les choses, je marque tout, à coups d’images. »  Tu avais évoqué ton père, disparu quand tu avais quatre ans, un père qui aimait beaucoup la langue, la langue arabe et l’enseignait à ses enfants, un père qui aimait la poésie et la littérature. Tu es la huitième de la fratrie, sur neuf enfants.

Tu avais rappelé tes études à l’Institut Supérieur des Arts Dramatiques de Damas, quatre ans de formation. Les spectacles de Philippe Genty de passage en Syrie avaient changé ta vie et ton regard : le travail du corps et de l’objet, le travail visuel et poétique. Le théâtre expérimental t’intéressait et tu l’as expérimenté avec différents metteurs en scène, dans plusieurs spectacles. C’est le choix du rôle qui te guidait avais-tu dit, et ceux avec qui tu avais envie de travailler. Les séries télé ne t’intéressaient pas, il te fallait, intellectuellement, du grain à moudre.

Nous avions parlé des relations entre hommes et femmes et tu rapportais : « Chez nous, c’est très mélangé, très différent. Il y a le respect des femmes. Il y a la liberté en même temps, mais il y a aussi beaucoup de choses qui ne sont pas bien, notamment le droit. » Sur ton entrée dans la Révolution, tu avais expliqué : « Quand j’étais petite, j’ai rêvé de la révolution, j’avais six ans. C’était une question de justice et d’égalité. » Et tu avais raconté une anecdote de tes douze ans : un professeur s’était moqué d’un élève en lui disant qu’il était mal habillé et tu avais demandé à ce professeur de s’excuser de son insulte, tu avais exigé qu’il s’excuse auprès de l’élève. Tu n’avais souscrit à aucun Parti m’avais-tu dit, même si chez vous, vers douze treize ans, c’était une quasi obligation. Tu avais des idées bien arrêtées.

Tu militais contre la violence et soulignais qu’il y avait beaucoup de violence partout, au quotidien, dans les paroles et les actions. Pour changer la pensée, la façon de penser dans ton pays, tu avais même imaginé de changer la langue, et tu disais : « Notre langue est restée longtemps sans changement parce que chez nous, il n’y a pas d’action. La langue évolue si l’action suit. » Ta définition de la démocratie était simple : « Tu penses, et tu fais ce que tu as pensé. Mais si tu penses et que tu restes sans rien faire… » et le geste prolongeait le mot, jusqu’à s’effacer.

Tes débuts en écriture se passent pendant la Révolution, un besoin impérieux d’écrire disais-tu, avant d’être exfiltrée de Homs car tes prises de position et engagements dérangeaient. Pour te protéger, tes amis avaient préféré que tu partes : « Va t-en, peut-être que là-bas tu as un rôle plus nécessaire pour nous » t’avaient-ils dit. Ce rôle tu l’as tenu, Fadwa, par l’écriture, partageant un peu de tes mondes intérieurs, de tes angoisses et de tes espoirs. Et aussi parce qu’écrire aide à vivre, à supporter l’exil, tu le disais avec pudeur. « Qui suis-je encore quand mon visage, mon nom, la fleur de ma jeunesse, ma langue, ma voix, ma mémoire, sont restés là-bas habillée des débris de mon pays… ? » Tes mots, ton visage, la beauté de ce que tu es, demeurent. Bonne route dans tes nouvelles galaxies, toi si forte et si fragile.

Brigitte Rémer, le 23 août 2017

« À la pleine lune » de Fadwa Souleimane, Editions Le Soupirail, 2014 – Traduction de l’arabe par Nabil El Azan. – E-mail : editionslesoupirail@gmail.com – Site : www.editionslesoupirail.com.

Le Salon du Livre des Balkans

Table ronde avec Nedim Gürsel et Ahmet Insel – © BR

La 7ème édition du Salon du livre des Balkans s’est tenue les 19 et 20 mai 2017, à l’INALCO / Pôle des langues et civilisations, à l’initiative de Pascal Hamon, fondateur.

Les éditeurs venant des pays Balkans se sont réunis pour une nouvelle édition du Salon du livre dédiée à la littérature des pays dans lesquels ils vivent et travaillent : Albanie, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Croatie, Grèce, Kosovo, Macédoine, Monténégro, Roumanie, Serbie, Slovénie, Turquie. Autour des stands présentant leurs dernières publications, des rencontres entre publics, auteurs et œuvres, des signatures, dédicaces, tables rondes et cartes blanches ont permis dialogue et convivialité. Une exposition des photographies d’Alban Lecuyer, membre de l’Agence Picturetank, qui travaille sur la place des conflits dans les représentations du paysage urbain était à l’honneur, à partir de l’ouvrage qu’il publie, Ici prochainement : Sarajevo. Depuis 2012, le photographe développe un projet intitulé Ici prochainement et s’intéresse aux différentes formes de disparition de la ville : disparition symbolique, restructuration urbaine, négation de la mémoire collective des lieux. Avec Sarajevo, il évoque en images le rôle de l’architecture lors du siège de la capitale bosniaque, entre 1992 et 1995 et dans sa reconstruction. Avec et autour d’Alban Lecuyer, une table ronde sur le thème Portrait de ville : Sarajevo avant et après la guerre a réuni Jasna Samic auteur de Le givre et la cendre et Igor Stiks auteur de Le Serpent du destin ; la modération était assurée par Bernard Lory, enseignant à l’Inalco.

D’autres tables rondes ont ponctué ces journées, riches en événements et en publications dont l’une sur le thème La Grèce du Rébètiko. Cette poésie chantée associée à une musique populaire et très développée jusque dans les années 50, a réuni des spécialistes comme Michel Volkovitch auteur, traducteur et éditeur ; Eleni Cohen internationalement reconnue sur le sujet et Simon Rico journaliste, producteur et animateur radio. Un concert-lecture a été donné, avec Michel Volkovitch accompagné de Nicolas Syros musicien-joueur de bouzouki, Dimitra Kontou chanteuse et Menelas Evgeniadis à la guitare et au chant, moment fort de partage, et pour certains, de découverte. Une autre table ronde sur La littérature bulgare et ses langues a réuni quatre écrivains dont Guegorgui Gospodinov pour Un roman naturel, Albena Dimitrova pour Nous dînerons en français, Rouja Lazarova pour Le muscle du silence, Dimana Trankova pour Le sourire du chien. Modérée par Marie Vrinat Nikolov traductrice enseignante à l’Inalco, cette rencontre a ouvert sur des débats passionnés et passionnants.

Autres formes d’interventions proposées dans le cadre de ce Salon du livre des Balkans : un Café littéraire réalisé en partenariat avec l’Institut culturel Roumain et le Festival International de Littérature et de Traduction de Iasi (FILIT) sur le thème de la traduction. Simona Sora, auteure de Hôtel Universal et sa traductrice, Laure Hinckel, ont dialogué sur cet exercice complexe, mettant en débat la traduction comme simple transfert de langue, ou comme re-création. Un spécial Coup de cœur à Maya Ombasic pour Mostarghia sur le thème de l’exil, et à Rina Cela Grasset pour son livre sur la cuisine albanaise Du pain, du sel et du cœur, ont apporté nostalgie et saveur.

Une Carte blanche fut aussi donnée au journaliste Ahmet Insel et à l’auteur turc Nedim Gürsel qui ont dialogué sur La situation des intellectuels en Turquie : de la censure à l’autocensure, s’interrogeant sur les raisons pour lesquelles la Turquie n’arrive pas à se sortir d’un autoritarisme qui lui colle à la peau. Le premier fait un état des lieux et de l’inquiétude : après le temps de l’ouverture et la main tendue de l’Europe dans les années 90, constat de la fermeture du pays à partir des années 2006/2007 et manque d’indépendance des institutions ; état d’urgence depuis le coup d’Etat de juillet 2016 ; liberté de parole et de la presse confisquée ; l’arbitraire en guise de démocratie ; l’imprévisibilité avec des fonctionnaires licenciés, des universités saisies, des écoles fermées, des journalistes arrêtés ; la responsabilité de certains états. Le second, Nedim Gürsel, auteur d’une vingtaine de romans, nouvelles, essais et récits de voyage, a parlé de son itinéraire et de ses exils à compter des années 70.  Deux de ses premiers livres ont été censurés par le régime militaire turc. Son premier récit Un long été à Istanbul, a été traduit en plusieurs langues et a obtenu, en 1976, la plus haute distinction littéraire turque, le prix de l’Académie de la langue turque. En 1981, après le coup d’État militaire, le livre a été accusé d’avoir diffamé l’armée turque. En 1983, son premier roman, La Première femme, également accusé d’avoir offensé la morale publique, a été censuré par le régime militaire. Sa contribution au rapprochement des peuples grec et turc lui a pourtant valu, en 1986, le Prix Ipekci. Son livre, Les Filles d’Allah, jugé blasphématoire, a entraîné à son encontre des poursuites et diverses procédures. Pour Nedim Gürsel, les rives du Bosphore sont au carrefour de toutes les histoires, comme de ses souvenirs. Il en a fait le creuset de son œuvre, marquée par la nostalgie et par l’exil. Il observe que les écrivains payent un lourd tribut pour leur engagement dans leur art et évoque Nazim Hikmet emprisonné à seize ans, les accusations sans fondement, les assassinats par la police secrète. Le tableau est sombre pour les écrivains comme pour les journalistes dont beaucoup subissent les plus graves préjudices et sont arbitrairement détenus. Pour se protéger ils sont souvent contraints à s’autocensurer. Le dernier espace de liberté, celui de l’écriture, se restreint et l’illusion d’entrée dans l’Union Européenne n’a pas résolu le principal problème que pose l’écrivain : l’Islam est-il soluble dans la démocratie ?

Le Salon du livre des Balkans c’est aussi deux Prix décernés : le premier, le Prix des étudiants de l’Inalco récompense des textes de différentes factures tels que romans, pièces de théâtre, essais ou textes oniriques. Il a été remis cette année à l’écrivain croate Renato Baretic pour son livre Le Huitième envoyé, paru chez Gaia. Le second, le Prix du Public du Salon du livre des Balkans  a été mis en place il y a deux ans. Les lauréats du Prix 2016, Driton Kajtazi et Georges Arion ont reçu carte blanche pour un dialogue-dédicace à partir de la publication de leurs ouvrages : Alba aime les lettres pour le premier, Cible royale pour le second. Le Prix proposait cette année six textes sur le thème Villes souterraines vies cachées, accessibles pendant deux mois sur le site. Véritable coup de cœur du public, les internautes l’ont attribué à un auteur roumain, Paul Vinicius pour une série de poèmes Le soleil brille plus fort sous la terre, traduit par un autre poète, Radu Bata. Bien connu dans son pays, Paul Vinicius reste encore à découvrir en France. La revue Seine et Danube a publié quelques-uns de ses poèmes, en 2015. « Le ciel nous tombait sur la tête : il pleuvait avec Dieu dedans… »

Il faut beaucoup d’énergie et d’inventivité pour faire fonctionner ce Salon du Livre des Balkans, son fondateur-organisateur Pascal Hamon, en a. Le Salon est une plateforme d’échanges et de débats qui joue de la diversité des aires géographiques et des langues, dans toutes leurs richesses. La qualité des débats et l’ouverture culturelle, en lien avec les soutiens et partenariats, entrainent une réelle dynamique et convivialité pour l’expression littéraire des imaginaires, individuels et collectifs.

Brigitte Rémer, le 15 juin 2017

Avec le soutien du Centre National du Livre, de L’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), de la Bibliothèque universitaire des langues et civilisations (Bulac) et de la Société Française des Intérêts des Auteurs de l’écrit (Sofia) – Avec le soutien et la participation de l’Ambassade du Kosovo en France, de l’Institut culturel Roumain, de l’Institut culturel Bulgare, du Festival de Littérature et de Traduction de Roumanie – Comité d’orientation et d’organisation : Pascal Hamon fondateur du Salon, Loran Biçoku, Jacqueline Derens, Boris Dino, Jean-Claude Ducroux, Claudia Droc, Pierre Glachant, Evelyne Noygues, Ornela Todorushi-Association Albania, Hélène Rousselet, Yves Rousselet – Réalisation : Juliana Riska.

Salon du Livre des Balkans, BULAC-INALCO, 65 rue des Grands Moulins, 75013. Paris – Métro : BNF François Mitterrand, sortie Chevaleret – www.livredesbalkans.net